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    Орловка (orlovka.niv.ru)
  • Исторические очерки о героях 1825 года и их предшественниках, по их воспоминаниям.
    Chapitre I. L"Empjereur Alexandre I er et V. N. Karazine

    ETUDES HISTORIQUES SURJLES HEROS DE 1825

    ET LEURS PREDECESSEURS D'APRES

    LEURS MEMOIRES

    — Статьи «Полярной звезды»: о Рылееве, Бестужеве, Н. Муравьеве, «Император Александр I и В. Каразин»

    émoires de J. Yakouchkine, du prince S. Troubetzkoï, Londres, 1862, Imprimerie russe. —Mémoires et articles sur Ryléieff, Bestoujeff, N. Mouravioff, l'Empereur Alexandre 1er et V. Karazine, insérés dans etc., etc.

    éellement, en Russie, que du règne d'Alexandre Ier, et principalement de 1812.

    ères années du règne de Catherine II, l'atmosphère de Saint-Pétersbourg était lourde et suffocante; c'était une atmosphère senile, invalide, dans laquelle on sentait partout la vieille femme dépravée, naguère encyclopédiste, maintenant terrifiée devant la Révolution française, et trahissant toutes ses convictions, comme elle trahissait tous ses amants. Autour du trône silence complet, oriental, çà et là il y avait des loges maçonniques, des martinistes; elle commençait déjà à les poursuivre. Çà et là quelques boutades libérales, même un livre entier, le célèbre Voyage de Pétersbourg à Moscou, par Radichtcheff, qu' prêchait l'émancipation des paysans etl'horreur de l'absolutisme. Elle exila l'auteur en Sibérie. C'est tout; pas d'ensemble, pas de suite, de concentration de forces, d'organisation.

    er était la haine de la révolution et la crainte que ses principes ne pénétrassent dans son empire.

    L'intelligence s'arrêta durant son règne, la pensée était paralysée. Le complot tramé contre lui et sa mort ne prouvent pas ]e contraire. Ce complot n'avait aucune signification sérieuse ou générale. C'était une affaire personnelle ou de famille entre Paul et les amants de sa mère, destitués faute d'emploi et persécutés par rancune. C'était une affaire de conservation pour ces gens, qui tremblaient, jour et nuit sous la menace d'une kibitka de Damoclès, tout attelée pour Irkoutsk ou Nertchinsk.

    er enjamba le cadavre tout chaud encore de son père, et monta sur le trône plein de rêves et de bonnes intentions. Il avait dans une poche le projet de l'émancipation des paysans, et dans une autre le projet d'une organisation quasi-constitutionnelle de l'Etat. Il ne réalisa presque rien, il ne put presque rien réaliser.

    ès les premiers jours de son règne, le jeune empereur s'entoura de jeunes gens très distingués; le comte Strogonoff, le prince Adam Czartorisky, le comte Kotchoubey, Novossiltzoff, etc. L'autocrate conspire avec eux dans un cabinet du Palais d'Hiver! Il est très content qu'on donne dans les salons le nom du «Comité de salut public» à ses conciliabules, et ne s'aperçoit pas que, de tous les Saint-Just et Couthon de son comité, il n'y a que le comte Strogonoff qui le soutient dans la question de l'émancipation des paysans.

    à la sûreté de l'empire; elles prennent les mesures nécessaires pour neutraliser l'ardeur révolutionnaire sous la couronne de Monomakh, et faire de manière que le jeu impérial reste dans le comité et ne perce pas. Il y a eu rarement une position plus tristement ridicule. Pendant des années, Alexandre ne le savait pas.

    élevait entre le palais et le peuple. La contrée était ensevelie dans un morne silence et dans des ténèbres obscures. En général, il n'y avait de lumière qu'aux plus hauts sommets.

    Toute l'activité, tout le remue-ménage politique et réformateur partaient du Palais d'Hiver et n'allaient pas plus loin que quelques salons du grand monde. Les salons étaient aussi fermés que les loges maçonniques, plus encore; aucun mérite ne les ouvrait. —Pour y être admis, il fallait une naissance aristocratique, une grande richesse et un rang au moins de général pour Les officiers de la garde faisaient exception.

    hors la loi, n'existait pas, mais tout le reste, à l'exception de la été. égociants qui roulaient des millions, ni les employés de l'Etat (sans naissance), qui en volaient autant. On les laissait vivre et s'engraisser, à condition de parler entre eux de leurs affaires, et cela à voix basse. Pénétrer dans les hauts parages sans être un parent éloigné, un étranger titré ou un militaire victorieux, était presque impossible.

    Les exceptions sont les meilleures preuves.

    La grande difficulté de la position de Spéransky était son origine: il était fils d'un prêtre. L'empereur Alexandre le prit comme secrétaire lorsqu'il alla à Erfurt, apprécia ses talents et en fit son ministre sans portefeuille. S'il avait été bâtard d'un grand seigneur, il aurait eu toutes les facilités pour réaliser ses réformes. Mais, fils d'un prêtre, secrétaire d'Etat et ami de l'empereur, cela crevait l'œil aux grands seigneurs, et non seulement aux vieillards arrogants et demi-sauvages du temps de Catherine II, mais à l'esprit fort du temps, au voltairien comte Rostoptchine, qui finit par le perdre en faisant une fausse dénonciation.

    Il était plus facile pour le Palais d'Hiver de faire une trouée d'en haut pour laisser passer quelques idées révolutionnaires dans ce monde claquemuré et calfeutré — que de faire une fente en bas. Aussi le premier noyau se fit à côté de l'empereur et dans les casernes de la garde impériale. Les premiers révolutionnaires appartenaient à la plus haute aristocratie. Il n'y a pourtant rien d'étrange en cela. C'était le seul milieu qui fût àl'abri de la police, qui possédât les lumières et les richesses.

    éjà vers la fin du règne de Catherine II, les grands seigneurs envoyaient leurs fils à Paris et à Londres, même dans quelques Universités d'Allemagne, comme à Gœttingue, pour terminer leur éducation; d'autres faisaient venir de la France des instituteurs, des gouverneurs. Dans ce nombre, il n'y avait pas seulement des émigrés (et ceux-là même étaient très utiles par leur inconséquence: catholiques-voltairiens et royalistes-frondeurs, ils n'éveillaient aucun soupçon et faisaient la propagande dans la gueule du lion), mais des hommes éminents et de grand mérite, des hommes historiques.

    Au temps le plus beau de la Révolution, on voyait chez la célèbre Théroigne de Méricourt un de ses amis, l'austère, le grave, le grand Romme, «un des derniers Romains», d'après l'expression d'Edgar Quinet, un des sombres héros de prairial. Il venait chez elle avec un jeune élève, qu'il aimait avec tendresse. Ce jeune homme le suivait partout — dans les séances de la section que Romme présidait, et cela pendant les journées les plus orageuses.

    Romme le regardait souvent avec une grande affection, et lui disait: «Cher ami, n'oublie jamais ce que tu vois ici: garde ton cœur, garde tes convictions, elles sont bonnes».

    Or, cet élève, c'était le comte Strogonoff, si je ne me trompe, le seul membre du comité de salut impérial qui soutenait l'empereur dans son projet de l'émancipation des paysans.

    étaient complètement impuissants pour faire quelque chose de réellement bon. L'orage qui allait réveiller le géant en léthargie se préparait. La nouvelle Russie date de 1812.

    émoires des hommes héroïques qui firent la grande conspiration de 1825, nous nous arrêterons sur la ligure caractéristique de V. Karazine[33].

    CHAPITRE I

    er

    ET V. N. KARAZINE

    I

    Pendant les premières années du règne d'Alexandre Ierà-dire à l'époque où il se souvenait encore des leçons de Laharpe et n'avait pas encore oublié la leçon donnée à Paris aux monarques en général, et dans le palais Michel[34] aux autocrates russes en particulier, — il y avait chez l'empereur Alexandre Ier une soirée littéraire.

    Cette fois, la lecture se prolongea plus que de coutume; on lisait une nouvelle tragédie de Schiller.

    êta à la fin de la pièce.

    és. Peut-être pensait-il à sa propre destinée, qui avait frisé de si près la destinée de Don Carlos; peut-être pensait-il à la destinée de son Philippe? Quelques minutes s'écoulèrent dans un silence complet que rompit le premier le prince Alexandre Galitzine. — Penchant sa tête à l'oreille du comte Victor Kotchoubey, il lui dit à demi-voix, mais assez haut pour être entendu de tous:

    — Nous avons notre marquis Poza à nous!

    ête. Tous les regards se portèrent sur un homme de trente ans assis à quelques pas de là.

    L'empereur tressaillit, examina les personnes qui l'entouraient, arrêta son regard méfiant et scrutateur sur l'homme qui" était devenu l'objet de l'attention générale, fronça les sourcils, prit congé de ses hôtes et sortit.

    Le prince Galitzine se prit à sourire; le futur ministre de l'instruction publique et des cultes, inquisiteur et franc-maçon, protecteur de Magnitzky[35] et de Rounitch, chef de la Société biblique et du département des postes, ami de l'empereur Alexandre, qui le sacrifia sans pitié à Araktchéieff; ami de l'empereur Nicolas, qui ne lui confia jamais aucune affaire sérieuse, — le prince était content. Connaissant le caractère soupçonneux d'Alexandre, il était bien sûr que la parole qu'il venait de prononcer germerait — et il ne se trompait pas. Pourquoi cherchait-il à nuire à cet homme? Il ne le savait pas lui-même: c'était dans sa nature de courtisan; en tout cas, il était toujours bon d'éloigner un homme superflu.

    Assurément, parmi toutes les personnes qui assistaient ce soir-là à la lecture, il n'y en avait que deux qui voulussent alors sincèrement et ardemment le bien de la Russie: l'empereur et é le marquis Poza.

    Ces deux hommes — l'un, couronné dans la cathédrale de l'Assomption par lemétropolitain Platon; vainqueur de Napoléon,mais vaincu lui-même par sa propre gloire et par une autocratie sans issue comme sans base; —l'autre, travailleur infatigable pour le bien commun, accumulant entreprises sur entreprises avec une énergie extraordinaire, frappant à toutes les portes, et ne rencontrant partout que résistance, obstacles et impossibilité de produire rien de bon dans un pareil milieu; — ces deux hommes projettent deux tristes rayons sur la surface monotone et glacée des marécages de la Russie, au sein desquels disparaissent l'énergie et la volonté, les talents et les forces, enfoncés à jamais dans des profondeurs bourbeuses, comme les pilotis sur lesquels est bâti Saint-Pétersbourg.

    Le caractère de l'empereur Alexandre Ier été peu approfondi. Nos historiens n'ont pu rien en dire, et les étrangers n'ont pu et ne peuvent encore aujourd'hui en comprendre le côté tragique. Or, on ne trouve l'explication de ce côté tragique du caractère d'Alexandre ni dans ses actes comme tzar, ni dans ses malheurs personnels. Il a été, au contraire,singulièrement heureux comme tzar, heureux même après sa mort. Il est impossible à un prince d'occuper dans l'histoire une place qui ait plus de relief que la sienne. Il ne manquait à l'héritier de Paul que d'avoir Nicolas pour successeur. Entre le tigre de Gatchina, qu'on a étouffé comme une bête enragée, et le boa boutonné du haut en bas qui étouffa la Russie durant trente années, — la figure voûtée de l'empereur Alexandre se détache entourée d'une auréole d'humanité et de bonté, tantôt éclairée par les lueurs rougeâtres de l'incendie de Moscou, tantôt illuminée par les lampions parisiens, — retenant la main des petits voleurs couronnés de l'Allemagne, et arrêtant la vengeance sauvage des vainqueurs se ruant sur la capitale ennemie.

    Et cependant cette figure d'Agamemnon, du pacificateur de l'Europe, tout élevée qu'elle paraisse, se ternit, s'obscurcit visiblement, s'efface de plus en plus derrière l'ombre horrible d'Araktchéieff, puis va mourir solitairement sur les bords de la mer Noire, en tendant la main (signe de réconciliation bien tardif) à la femme dont toute la vie fut une longue suite d'alllictions cachées sous la pourpre impériale, et qui, à l'heure de sa mort, resta seule agenouillée à son chevet pour lui fermer les yeux et ne pas lui survivre.

    édie d'un bout à l'autre:

    Ne cherchez pas le mot de l'énigme dans la mort de Paul Ierà la vie d'Alexandre, mais le fond de sa tristesse est plus loin, plus profond. Un élément implacable et fatal s'empare de cette existence et l'emporte. On sent dans ce milieu un souffle de mauvais augure, on sent la présence du crime, consolidé, involontaire; il coule dans les veines avec le sang, il suinte des murailles. Le sang est empoisonné dans les veines avant la naissance, l'air qu'on respire dans ce palais est corrompu. Tout homme, en entrant dans ce milieu, est entraîné de gré ou de force dans un abîme de folie, de perdition et de fautes. La route du mal est ouverte dans toute sa largeur. Le bien est impossible. Malheur à qui s'arrêterait pour réfléchir et se demander ce qu'il fait, ce qu'on fait autour de lui, — il y perdrait la raison; malheur à qui, dans l'enceinte de ces murailles, ouvrirait son cœur à un sentiment humain, — il serait brisé dans une lutte inutile.

    édé à Pierre Ier, il en est un qui s'est arrêté devant la fatalité: c'est l'empereur Alexandre Ier. Aussi, de tous les Romanoff, il a été le seul puni, érieure, puni avant sa faute, é plus tard à la hauteur de cette faute.

    Comparez sa destinée à celle de Pierre III, de Paul, et même de Nicolas, et vous comprendrez pourquoi cet homme, qui a été appelé «le Béni», qui est mort dans son lit et que personne n'a vaincu, est une figure infiniment plus tragique que tousses prédécesseurs. Qu'y a-t-il de tragique dans ce fait qu'une femme dépravée a tué et dépouillé un ivrogne idiot? Cela arrive tous les jours dans les maisons enfumées des sombres ruelles de Londres. Ou bien dans cet autre fait qu'un homme, pour se défendre d'un fou, l'a frappé à la tempe d'un coup de tabatière, laissant à d'autres le soin de l'achever? Ce ne sont pas là des catastrophes tragiques, ce sont des affaires qui regardent la justice criminelle et les bagnes; mais rien de plus.

    Une maladie à la suite d'un empoisonnement, des plaies et les coups de poing ne sont pas des faits de nature à constituer l’élément tragique. Il prend, au contraire, sa source dans des collisions intérieures, indépendantes de la volonté humaine, en opposition avec l'esprit, et contre lesquelles l'homme se débat sans pouvoir en triompher; — il doit céder devant la fatalité et se laisser écraser contre les arêtes granitiques des antinomies irréductibles. Pour succomber dans des luttes semblables, un homme doit posséder un certain degré de capacités morales; il faut qu'il ait reçu en naissant une spéciale. Il est des natures tellement communes et routinières, tellement étroites et médiocres, que leur bonheur et leur malheur sont toujours triviaux, ou du moins ne sont jamais intéressants. Les yeux froids de Nicolas, sa manie prosaïque d'absolutisme et sa passion des manœuvres militaires, ses idées bornées et sans cesse appliquées à des détails, sa ponctualité de subalterne, enfin sa prédilection pour les lignes droites et les figures de géométrie, excluent forcément de son existence tout élément poétique. C'est en vain qu'on veut répandre sur ses derniers jours une teinte de majestueuse et sombre affliction. Cet homme ne s'arrêtait devant rien, ne doutait de rien; l'irrésolution lui était inconnue; il n'avait ni remords ni idéal; il savait qu'il régnait par la volonté de Dieu, que le métier d'empereur est un métier militaire, et il était extraordinairement content de lui-môme; il ne soupçonnait guère qu'il avait abaissé le niveau de la vie morale de touj; un empire, et que, volé et trompé par son entourage, il avait amené la Russie sur le bord d'un abîme. En reconnaissant cette dernière vérité, il a montré qu'il n'était pas en état de supporter le premier insuccès de sa vie, et il est mort d'un accès de rage impuissante. C'est une leçon, un exemple, une menace, mais ce n'est pas une tragédie. S'il en était autrement, on pourrait faire un type tragique, non seulement du premier brigand venu, châtié pour ses crimes, mais aussi du lâche et bilieux Araktchéieff, mourant haï et abandonné de tous, près de la tombe d'une mégère assassinée, qui était sa concubine. L'empereur Alexandre était un autre homme. L'impératrice Catherine concentra sur lui tout l'intérêt de sa dynastie et uémoigna des sentiments maternels qu'elle n'eut jamais pour on lüg; elle lui donna une éducation propre à développer en lui des sentiments d'humanité, et, comme il arrive souvent aux vieilles pécheresses, l'éleva dans l'ignorance des intrigues qui se passaient autour de lui. Alexandre était un jeune homme rêveur, plein d'idées romanesques, et disposé à cette vague philanthropie qui commençait à s'emparer des esprits, et était comme l'aurore boréale ou le reflet froid et affaibli de la philanthropie plus chaude êchait alors à Paris.

    С 'est avec la mémoire encore pleine de leçons de Laharpe que nous le voyons apparaître sur le trône des tzars, autour duquel il allait trouver la dépravation caduque et corrosive des dernières années du règne de Catherine.

    ...«Je ne suis nullement satisfait de ma position, —écrivait le. grand-duc à V. P. Kotchoubey, le 10 mai 1796, c'est-à-dire lorsqu'il avait dix-huit ans[36] — Je suis très heureux que la conversation soit tombée d'elle-même sur ce sujet, car j'aurais été fort 'embarrassé de l'y amener. Oui, mon cher ami, je vous le répète: ma position ne me satisfait nullement. Elle est trop brillante pour mon caractère, qui n'aime exclusivement que la tranquillité et le calme. La vie de cour n'est pas faite pour moi.

    être obligé de paraître en scène avec les gens de cour, et je ne peux m'habituera considérer froidement toutes les bassesses que les courtisans font à chaque instant pour obtenir des distinctions extérieures, qui, à mes yeux, n'ont pas la valeur d'un copeck. Je me sens malheureux dans la société de pareils hommes et cependant ils occupent ici les plus hautes fonctions, comme, par exemple, Z....., P....., В....., les deux S....., M..... et tant d'autres, qui ne valent même pas la peine d'être nommés, et qui, hautains vis-à-vis de leurs inférieurs, rampent devant ceux qu'ils craignent. En un mot, mon cher ami, je reconnais, que je ne suis pas né pour la haute dignité dont je porte aujourd'hui Je fardeau, et encore moins pour celle qui m'est destinée dans l'avenir, et que je me suis juré de refuser d'une manière ou d'une autre.

    Voilà, mon cher ami, le grand secret dont je voulais vous faire part depuis longtemps; je crois superflu de vous prier de n'en rien dire à personne, car vous comprendrez vous-même qu'il ourrait m'en coûter bien cher. J'ai prié M. Garrik de brûler cette Jettre, s'il ne pouvait vous la remettre personnellement, et de la confier à personne pour vous la faire parvenir.

    J'ai jugé la question sous toutes ses faces. Je dois vous dire, vju reste, que la première pensée m'en est venue avant de vous connaître, et que je n'ai pas été long à prendre la décision dont je vous parle aujourd'hui.

    ésordre incroyable règne dans nos affaires; on pille de tous les côtés; tous les services sont mal dirigés; il semble que l'ordre soit banni de notre pays, — et cependant l'empire tend toujours à reculer ses limites. En présence d'un pareil état de choses, est-il possible à un homme de gouverner l'empire, et, qui plus est, de redresser les abus qui y sont enracinés? C'est une œuvre trop grande, non seulement pour les forces d'un homme doué — comme je le suis — de capacités ordinaires, mais même pour les forces d'un génie, et j'ai toujours eu pour principe qu'il valait mieux ne pas entreprendre une chose que de la faire mal. C'est en raison de ce principe que j'ai pris la résolution dont je vous ai parlé plus haut. Mon plan consiste à renoncer à cette difficile carrière (je ne puis encore fixer définitivement l'époque à laquelle j'y renoncerai), et à m'établir avec ma femme sur les bords du Rhin, où je vivrai tranquillement en simple particulier, mettant tout mon bonheur dans la société de mes amis et dans l'étude de la nature.

    Vous êtes libre de vous moquer de moi et de dire que mon projet est impossible; mais attendez-en la réalisation pour porter votre jugement. Je sais que vous me blâmerez, mais je ne puis agir différemment, parce que je considère le repos de ma conscience comme la première loi à observer; et ma conscience pourrait-elle être tranquille si j'entreprenais une oeuvre au-dessus de mes forces? Voilà, mon cher ami, ce dont je voulais vous faire part depuis si longtemps. Maintenant que je vous ai tout confié, il «ne me reste plus qu'à vous affirmer qu'en quelque endroit que je me trouve, heureux ou malheureux, riche ou pauvre, votre amitié pour moi sera toujours l'une de mes plus grandes consolations; croyez bien que la mienne, à votre égard, ne finira qu'avec ma vie.

    ».

    étropavlovsky pour qu'il partageât la sépulture de son épouse et força les régicides A. Orloff et Bariatinsky à porter sa couronne. Alexandre approchait chaque jour davantage de ce sommet sur lequel planait la corruption qu'il déplorait dans sa lettre. Cependant, il eut lieu de regretter ces dignitaires qu'il ne voulait pas avoir pour laquais. Les courtisans rassasiés et corrompus de l'ancienne maîtresse furent remplacés par les capitaines d'armes et les valets de chambre de son successeur, qui firent du palais de la Cléopâtre à cheveux blancs — une caserne et une antichambre. A la place des voleurs au ton arrogant, on vit paraître les voleurs-espions, à la place des laquais, des bourreaux; le palais qui, la veille, était une maison publique, devint, le lendemain, une chambre d'inquisition. La corruption sensuelle céda la place à une débauche de cruautés et de supplices.

    Le césarévitch se tenait aux pieds de ce trône farouche, accablé d'elfroi, et le cœur plein d'angoisse et de tristesse: n'ayant pas la force d'agir et ne pouvant s'en aller. Le prince Alexandre, comme le prince Hamlet, errait dans ces salles sans savoir à quoi se décider — d'autres se décidèrent pour lui.

    C'est dans cet état d'angoisse et de tristesse, et, de plus, avec une tache noire sur la conscience, qu'il arriva lui-même au sommet de ce rocher terrible d'où l'on venait de précipiter le cadavre défiguré de son père assassiné. Il voulait le bien et on croyait en lui. On jetait des regards d'espoir sur ses traits doux et juvéniles; il espérait lui-même faire de la Russie un paradis, il espérait lui donner des années meilleures et des forces nouvelles; le peuple le bénirait, il rachèterait la faute de sa participation à un crime sanglant. — Nouveau Trajan et nouveau Marc Aurèle, il accomplirait le projet dont il avait parlé à Kotchoubey, et irait se faire oublier au milieu des jardins qui bordent le Rhin[37].

    était sincère dans ces rêves, il y croyait et n'était pas le seul à y croire; — la Russie y croyait aussi, c'est-à-dire la Russie des gens comme il faut, reconnue humaine, à la Russie noire, à la Russie qui payait les impôts, cela ne la regardait pas; là, comme dans les solennités et dans les fêtes, elle était exclue de l'allégresse publique et elle n’essayait même pas d'y prendre part, se souvenant de sa bonne mère l'impératrice, et comme pressentant que le nouveau règne paierait par les colonies militaires le sang sacrifié par le peuple pour la gloire du pays.

    était facile d'inaugurer une nouvelle époque en s'appuyant sur un pareil amour, sur une pareille confiance, sur une pareille allégresse accueillant la mort d'un prédécesseur criminel... Alexandre pouvait prier avec Philippe II:

    éateur, donne-moi un homme...
    Tu m'as donné beaucoup: maintenant
    Je ne te demande plus qu'un homme...

    Comme toi qui sait tout. Les serviteurs
    Que tu m'as envoyés — lu sais toi-même
    Comment ils me servent.

    érité...

    (Schiller. Don Carlos)

    ès la mort de Paul, il y avait une grande réception au palais; une foule de personnages habillés en grand deuil, mais portant la joie sur le visage, entraient, sortaient, saluaient profondément, et répétaient des séries de phrases serviles. Le timide Alexandre, peu habitué à une pareille exhibition et à ce rôle de dieu devant qui tout se prosterne et en qui tout espère, — entra dans son cabinet après la réception, accablé de lassitude, et se jeta sur un fauteuil, devant son bureau de travail. Sur sa table, dans son cabinet, où personne n'osait entrer, se trouvait une lettre cachetée et portant son adresse.

    Il brisa le cachet et déplia la lettre; à mesure qu'il lisait, ses yeux se remplissaient de larmes et ses joues s'animaient; il posa la lettre... de grosses larmes roulaient le long de ses joues. Le comte Palen et Trochtchinsky en furent témoins. «Messieurs, — leur dit l'empereur, — un inconnu a déposé cette lettre sur ma table; elle n'est pas signée, il faut que vous me trouviez absolument celui qui l'a écrite».

    à juste titre, le faire leurer.

    Pleine d'un amour ardent pour sa personne, très exaltée? très dévouée, cette lettre exprimait l'espérance que tout le monde avait dans le jeune souverain — mais avec une beaucoup plus grande clarté que le sentiment vague qui se faisait jour dans la société. — Elle formulait un programme entier de réformes, tendant à un régime constitutionnel.

    C'est en passant la nuit le long de Ton palais que m'est apparu ce tabeau béni de Ta situation politique et je me suis pris à méditer sur la voie que Tu allais suivre.

    Non, — me suis-je dit, — il ne voudra pas rompre l'accord exceptionnel que le ciel et la terre ont conclu en Sa faveur et renoncer à féconder les semences précieuses amassées pendant un demi-siècle. Il ne sacrifiera pas de sang-froid aux vulgaires jouissances de l'autocratie l'espoir de ses peuples, une gloire immortelle et cette récompense morale qu'une longue existence tranquille et féconde en joies domestiques, réserve aux monarques bienfaisants dans un pays dont ils ont fait le bonheur.

    ées et de nos descendants que le doigt de Catherine lui a montré dans le lointain. Il nous donnera des lois immuables, Il les sanctionnera de génération en génération par le serment des diverses races qui lui sont soumises. Il dira à la Russie: «Voilà les: limites infranchissables et éternelles de Ma puissance et de celle de Mes héritier ! » Et la Russie sera enfin rangée parmi les puissances et le sceptre de fer du caprice ne pourra plus briser les tables de Sa Loi...

    Il convoquera, au nom de la Patrie, un conseil composé des hommes sages que notre bonne étoile a placés autour de Lui, et d'autres hommes dont la voix peut Lui apporter la vérité des régions les plus lointaines de Son empire. Il les interrogera en couvrant Ses questions du voile de la modestie la plus sévère; ètement, mais il publiera solennellement devant l'univers attentif le Code de l'Empire, les bases de la législation, dont la publication peut être précédée de la promulgation des lois partielles qui en seraient, pour ainsi dire, la préparation. Il fera enfin choisir, par toute la Russie, des anciens dignes de la confiance illimitée de leurs concitoyens; Il les élèvera au-dessus de la sphère de l'ambition et de la crainte; Il déposera entre leurs mains tout le superflu de sa puissance et leur confiera la garde du sanctuaire de la Patrie... Le premier parmi les souverains, Il fera servir l'autocratie à la répression de l'autocratie; le premier, Il sacrifiera ses propres intérêts à l'humanité, en obéissant à la seule impulsion de Son cœur! Et l'humanité, pleurant de joie, élèvera Sa statue plus haut que les statues des antres tzars, et la foule des peuples étrangers viendra en masse baiser Son piédestal et savourer la félicité parmi nous!...

    Assurément Notre Alexandre, l'ami de l'humanité, sait que la confiance qu'inspire le gouvernement, confirmée par la notoriété des principes invariables, peut seule éciproque des citoyens entre eux qu'elle est la vie de l'industrie, la mère"des vertus sociales et la source de la prospérité...

    ême rang que la confiance que doit inspirer le gouvernement,. Il placera la confiance en la distribution de la justice. Sans ces deux principes, ces mots admirables: le citoyen et la patrie, ne représentent que des sons vides de sens dans la langue d'une nation!..

    ès avoir confié l'administration entière de la justice aux élus du peuple, é à leur désintéressement et à leur amour du bien public. A cet effet, Il soumettra la conduite des juges au tribunal de l'opinion publique, qui a été toujours plus impartiale que les tribunaux supérieurs, souvent entraînés à violer la loi parce qu'ils tiennent au principe de l'arbitraire. Um tribunal siégeant en présence de tous et donnant aux parties le droit de publier ses sentences, sera l'un des plus sûrs remparts de la justice.

    Il fixera une fois pour toutes d'une manière certaine, les bases du patrimoine de l'Etat. Il calculera les richesses de ses vastes possessions. Il répartira les impôts parmi ses sujets dans une proportion immuable et inaccessible aux variations que peut causer le flux et le reflux ésentatifs de la richesse.

    Il restreindra en particulier les dépenses qui ne sont pas profitables à l'Empire et qui n'ajoutent pas à l'éclat de sa couronne; Il réduira sa Cour, Il en chassera cette foule de flatteurs et de courtisans serviles qui se figurent impudemment que la fortune de l'Empire leur appartient et qu'ils ont droit avant tous les autres hommes à la faveur de l'Empereur, par cette seule raison que le hasard les a placés près de Sa personne.

    érera le goût frivole du luxe dans les constructions, c'est-à-dire le goût des embellissements des rues et des places dans les capitales, quand on ne voit encore dans tout le reste de l'empire que des Il ne fera pas appel aux arts pour se faire élever des monuments; mais. Il trouvera des monuments plus solides dans l'extrême sagesse de ses institutions et dans l'amour de son peuple: ceux-là ne peuvent être détruits par le temps, et au lieu d'inspirer la vaine admiration de la curiosité, ils excitent le respect de tous les siècles et de tous les peuples!

    En général, Il considérera le produit de la sueur sanglante de ses sujets-comme dédié au bien commun et II recherchera, avant tout, ce qui est beau moralement.

    égligera de s'occuper de détails et de dépenser à des riens le temps précieux qui peut à peine suffire aux préoccupations générales du souverain du plus vaste Empire du monde. Il embrassera d'un coup d'œil des masses entières, donnera une impulsion régulière aux roues principales-de la grande machine de l'Etat — et toutes les autres marcheront régulièrement!

    Comme les lois les plus parfaites seraient inutiles à un peuple corrompu, et resteraient inintelligibles pour un peuple d'ignorants, Il donnera sans doute toute sou attention à éducation ément aux besoins locaux et individuels de chacun d'eux.

    D'un autre côté, Il travaillera également à moraliser ce qu'on appelle les dernières é aux paysans des seigneurs; à la propriété et fixera des limites à leur dépendance.

    J'ai entendu dire que notre jeune souverain recevait avec indifférence les acclamations uniformes de ces poètes qui récitent leurs flatteries apprises par coeur à tous à chacun d'eux qu'il vaut mieux que son prédécesseur; c'est ce qui m'a inspiré la hardiesse d'émettre ces pensées...

    œur adore! ne rejette pas cette offrande que je Te fais sincèrement et dans le but le plus désintéressé...

    à Tes pieds et je les arrose des larmes du dévouement éternel le plus pur!.. Tu es le génie bienfaiteur de ma chère Patrie!..

    II

    <Le marquis Poza>

    Le lendemain, Trochtchinsky annonça à l'empereur qu'il amenait avec lui l'auteur de la lettre, et que c'était un employé de ses bureaux, nommé Vassily Nazarovitch Karazine. ès avoir congédié Trochtchinsky, fit appeler Karazine dans son cabinet et, lorsqu'ils furent complètement seuls, lui dit:

    — C'est vous qui m'avez écrit cette lettre?

    — C'est moi qui suis le coupable, Sire, — répondit Karazine.

    — Laissez-moi donc vous embrasser; je vous remercie, je voudrais avoir beaucoup de sujets comme vous. Continuez à me parler toujours aussi franchement, continuez à me dire toujours érité!

    à ses pieds en disant:

    — Je jure de Vous dire toujours la vérité.

    Alexandre le fit asseoir, causa longtemps avec lui, lui ordonna de lui remettre ses lettres à lui-même. — Les portes du cabinet de l'empereur furent ouvertes pour lui...

    Sans aucune formalité préalable.

    é déjà sa carrière politique deux ans auparavant. A vingt-cinq ans il avait abandonné le service militaire. Plein d'instruction et doué d'une rare variété d'aptitudes, il avait pris congé du régiment Séménovsky pour étudier la Russie et s'occuper des sciences exactes. La frénésie de Paul avait alors atteint à son plus haut degré de violence. Lorsque le jeune homme avait envisagé la situation de la malheureuse Russie, tiraillée tantôt à droite, tantôt à gauche, et sans discernement par ce maniaque, une telle hor-reur,une telle indignation et un tel désespoir s'étaient emparés de son âme qu'il avait résolu de partir à tout prix pour l'étranger.

    Il était défendu de délivrer des passeports, et l'on n'avait pas permis à Karazine de quitter la Russie. Il avait alors résolu de passer la frontière sans passeport. Au passage du Niémen, il avait été pris par des dragons et conduit à Kovno.

    était inévitable. Il eut recours au moyen de salut le plus dangereux et présentant le moins de chances de succès; — ce fut ce moyen qui le sauva. Pour prévenir le rapport officiel de l'autorité, il envoya, le 14 avril 1798, par estafette, la lettre suivante à Paul:

    Sire,

    Un criminel infortuné prend la hardiesse de T'écrire: son crime est d'avoir désobéi à Tes ordres, autocrate de la Russie, mais non d'avoir violé les lois de l'honneur, de la conscience, de la religion et de la patrie. Daigne l'écouter avant de le condamner. Qu'un seul rayon de Ton esprit tombe sur moi avant que l'éclair de Ta colère m'anéantisse!

    étend Ta domination; j'ai tenté d'enfreindre Ta volonté qui m'avait été exprimée, c'est-à-dire à la fois d'une manière générale, comme à tous les Russes, et individuellement. Pendant la nuit du 3 de ce mois, j'ai été arrêté par une patrouille du régiment de grenadiers de Catherine, au moment où je traversais le Niémen à Kovno: un rapport officiel ne tardera pas à Te parvenir à ce sujet.

    Vraisemblablement on va chercher des renseignements sur moi à Saint-Pétersbourg, où j'ai résidé pendant quelque temps, et dans la province de 1 Ukraine, où je suis né et où j'ai des biens. J'ose affirmer ici à l'avance que ces renseignements ne fourniront pas de nouveaux chefs d'accusation contre moi. Je n'avais nullement. besoin de chercher mon salut dans la fuite, et le motif réel de ma fuite restera un problème pour mes juges.

    çois donc ici ma confession: j'ai voulu me mettre à l'abri de Ton gouvernement, parce que ses rigueurs m'ont épouvanté. De nombreux exemples de sévérité, colportés par la renommée d'un bout à l'autre de Ton empire, et sans doute exagérés par elle, poursuivaient jour et nuit ma pensée et mon imagination. Je ne me connaissais pas de crime. Au milieu de l'isolement de la vie champêtre, je ne pouvais avoir ni occasion ni sujet de T'offenser. Mais l'indépendance seule de mes idées pouvait être déjà un crime...

    Maintenant Tu es libre de me punir et de justifier mon effroi, ou de me pardonner et de me forcer à verser des larmes de repentir en reconnaissant que j'ai conçu une si fausse idée d'un empereur grand et clément!

    Il n'arrivait pas souvent à Paul de lire de pareilles lettres. L'idée de son despotisme avait épouvanté un jeune homme au point de le décider à fuir, et l'ingénuité avec laquelle ce jeune homme avouait son crime, le surprirent à l'improviste. Prenant, la troisième position de la danse et s'appuyant avec pédanterie sur sa canne, Paul dit, de sa voix rauque, au criminel é en sa présence: «Je te montrerai, jeune homme, que tu te trompes, et que le service peut être tolerable en Russie, même sous mon règne. Auprès de qui veux-tu prendre du service?» Bien que l'intention qu'avait eue Karazine de passer la frontière ne témoignât pas précisément un violent désir de goûter aux charmes du service de Paul, il n'y avait pas à réfléchir, et Karazine nomma Trocht-chinsky. Paul ordonna de l'inscrire au nombre des employés de Trochtchinsky, et de ne plus l'inquiéter.

    était un trésor pour Alexandre; il semblait qu'il l'eût compris. L'activité infatigable de Karazine et son savoir aussi proiond que varié étaient faits pour frapper l'empereur: en effet, il était à la lois astronome, chimiste, agronome et statisticien; ce n'était pas un rhéteur comme Karamzine, ni un doctrinaire comme Spéransky, c'était un homme d'un esprit vivant, qui jugeait toutes questions à un point de vue nouveau et proposait pour chacune une solution parfaitement juste.

    Tout d'abord, l'empereur envoie sans cesse chercher Karazine et lui écrit des billets de sa propre main[38]. Karazine, enivré par ses succès, sent ses forces se décupler; il compose des projets, et entre autres le projet d'un ministère de l'instruction publique; il présente un mémoire sur (c'est-à-dire du servage) dans le peuple; en même temps il rédige des notes sur les écoles populaires et compose lui-même deux catéchismes, l'un ïc et l'autre spirituel, puis tout à coup, au moment même où sa faveur est à son comble, il prend son congé et va se perdre dans la Petite-Russie, son pays. Ne croyez pas qu'il est allé se reposer et rassembler de nouvelles forces; non, de tels hommes ne se fatiguent pas, et il revient à Pétersbourg au bout de quelques semaines avec 618000 roubles argent, qu'il a obtenus, à force de prières et de larmes, de la noblesse et des marchands de Kharkov et de Poltava, pour la création d'une université à Kharkov. L'empereur veut le récompenser, mais Karazine refuse et lui répond: «Sire, je me suis mis aux genoux des nobles et des marchands, j'ai obtenu d'eux de l'argent par mes larmes et mes prières, et je ne veux pas qu'il soit dit que j'aie fait tout cela dans le but d'obtenir une récompense».

    éjà les effets d'une certaine influence malveillante qui tantôt sème des pierres sur son chemin, et tantôt enraie ses roues...

    Le projet du ministère de l'instruction publique est confirmé, mais il n'est déjà plus le même; le projet de l'université de Kharkov est aussi confirmé, mais le plan colossal de Karazine est réduit aux proportions médiocres d'une université provinciale (Hochschule) êvait une école centrale destinée non seulement à la Petite-Russie, mais aussi aux Slaves du Sud-Ouest et même aux Grecs. Il voulait y attirer les noms les plus illustres et les plus distingués du monde savant. Laplace et Fourier avaient consenti à se rendre à son appel, mais le gouvernement les trouva trop chers pour sa bourse.

    à peine l'insuccès de ses succès, Karazine fait venir de l'étranger à Kharkov, à ses propres frais, trente-deux familles de typographes, de relieurs et d'autres ouvriers, et se fait voir au palais de l'impératrice-mère, pour qui il écrit un traité sur l'éducation des femmes, des articles sur l'éducation des enfants, etc. Cependant, tout cela ne le détourne nullement des autres occupations que lui a confiées Alexandre, ni des autres travaux qu'il a entrepris. Dans l'espace de deux ans et indépendamment de ce qui précède, il trouve le temps de composer des statuts pour l'Académie, pour les universités et les écoles, de réunir des matériaux pour l'histoire des finances et pour l'histoire de la médecine en Russie, de s'occuper à rassembler les premières données statistiques et de mettre en ordre les archives de l'Empire.

    En 1804, Karazine revint d'une enquête qu'il avait dirigée conjointement avec Derjavine, contre le gouverneur Lopoukhine. Les abus de cet homme, qui avait trouvé de puissants protecteurs, furent découverts et on le mit en jugement. Il restait à récompenser les fonctionnaires qui avaient mené le procès; mais le marquis Poza était arrivé au bout de sa laisse, et l'on ne devait pas lui permettre d'aller plus loin.

    ésenta à l'empereur, l'empereur le reçut les sourcils froncés. Karazine resta comme frappé par la toudre.

    — Tu te vantes des lettres que je t'écris?

    — Sire... — Mais l'empereur ne lui permit pas de répondre.

    — Des étrangers savent des choses que je n'ai écrites qu'à toi et dont je n'ai fait part à personne. Tu peux t'en aller.

    ésenta sa démission, qui fut acceptée par l'empereur.

    être connu des fonctionnaires de la poste et de la police secrete.

    Cela nous rappelle une triste anecdote que racontait N. J. Tourguéneff. Alexandre se trouvant à je ne sais quel congrès, reçut une supplique d'un paysan qui avait été vendu par son propriétaire, et demanda à Tourguéneff «si la loi permettait de vendre. des paysans sans la terre qu'ils cultivent, et si la vente d'un paysan, séparément de sa famille, était tolérée?» Tourguéneff, qui. connaissait l'obscurité du Code sur ce chapitre voulut profiter.de la question de l'empereur pour abolir la vente forcée des paysans, et il va sans dire qu'il n'y réussit pas. Après une séance du «Conseil d'Etat, dans laquelle Tourguéneff s'était échaulfé à ce sujet, V. Kotchoubey, le président, s'approcha de lui et lui dit en souriant avec amertume: «Vous croyez donc qu'il en résultera quelque chose?.. ôt d'une chose, c'est que l'empereur, qui règne depuis vingt ans, ignorait qu'on vendît chez /го и s les paysans à la piece!»

    III

    Le péché originel

    é par Pierre Ier est singulièrement épendant. 11 a des vues, des intérêts, des rapports, mais il n'a pas d'obligations morales.

    ées de la maison paternelle, il a en même temps rompu tous les liens du sang qui l'enchaînaient et ne s'en est pas imposé de nouveaux; il a livré en servitude sa propre mère à un beau-père étranger, mais sans vouloir se soumettre lui-même à qui que ce soit.

    éléments complexes et dans les principes si variés de la vie occidentale, et il a escamoté ceux qui ne lui convenaient pas. Dans le thème de l'organisation européenne, où les contradictions même servent à adoucir les parties saillantes et à corriger les points extrêmes, de manière à en faire un certain ordre de choses — il n'a choisi que des sons partiels qui perdaient leur harmonie et leur sens. Il a pris tout ce qui rehaussait le pouvoir et tout ce qui écrasait l'homme; — il a laissé de côté tout ce qui protégeait les individus; il a complété le système religieux de l'inquisition par des tortures d'invention tartare, la hiérarchie allemande par la prosternation byzantine.

    La parole humaine, écrasée et méprisée de la manière la plus absolue, n'a reçu de lui une force d'action élation; alors il lui a donné le pouvoir de menacer, de frapper implacablement!

    Un pareil gouvernement, s'affranchissant de tous principes moraux et de toute obligation autre que celle de sa propre conservation et de la garde des frontières — n'existe pas dans l'histoire. Le gouvernement de Pierre Ier est l'abstraction la plus monstrueuse à laquelle puisse s'élever la métaphysique germanique dans la conception d'un Polizeistaat. ême, la nation n'est qu'un instrument pour lui. Il n'a égard en aucune façon ni à l'histoire, ni à la religion, aux habitudes, ni aux aspirations du cœur humain; la force materielle est son seul idéal, la puissance matérielle est la seule intelligence qu'il reconnaisse.

    ût été conquise par la Pologne, par -exemple, —il y aurait eu lutte. La noblesse polonaise aurait apporté ses traditions de libre arbitre seigneurial, et l'on aurait vu surgir du sein de la nation offensée, comme on l'a vu dans la Petite-Russie et dans la Grande-Russie du temps des faux Demetrius, — des Liapounoff, des Minine, des Pojarsky ou des Khmielnitsky. Deux éléments opposés en seraient venus aux prises. Le vainqueur aurait regardé le vaincu et se serait demandé «n quoi consistait son originalité, en quoi consistait sa nationalité. Mais la conquête de la Russie par Pierre Ier ayant été consommée sans invasion de soldats de race étrangère, sans apparition d'un drapeau ennemi et enfin sans batailles, a surpris tout le pays à l'improviste. La nation a commencé à deviner qu'elle était vaincue, lorsque toutes ses places fortes étaient déjà au pouvoir de l'ennemi. Aux yeux des vainqueurs, ême pas l'attrait de la nouveauté et de l'inconnu; au contraire, l'oppresseur avait appris, en se détachant de la vie nationale, à mépriser la plèbe ître et sentait bien qu'il était de son sang et de sa chair, mais il se croyait lui-même affiné par la civilisation et appelé à gouverner cette plèbe.

    ée, composée d'aventuriers, de gentilshommes vagabonds, d'étrangers, de soldats de fortune sans patrie; ces nouveaux venus se confondent pêle-mêle avec les descendants des anciens seigneurs russes et avec des intrigants appartenant à cette race éternelle, qui a pour vocation de ramper aux pieds de tous les pouvoirs et de profiter de toutes les faveurs. Cette foule croît et se multiplie avec rapidité, laissant partout après elle ses rejetons parasites.

    Petit à petit cette moisissure se répand par toute la Russie, elle se traîne dans la boue et sur la neige, ayant à la main un diplôme d'officier, un décret de nomination à des fonctions quelconques, ou un contrat d'achat[39]; affamée et avide, cruelle vis-à-vis du peuple, bassement servile vis-à-vis de l'autorité, elle forme comme un vaste filet gardé par des soldats — se terminant en haut par un nœud qui est le Palais d'Hiver, et retenant en bas, dans chacune de ses mailles, les paysans et les villages. C'est UQ empire éparpillé de seigneurs-fonctionnaires et d'une solda-fescrue effrénée. Dans cet empire, tout est rasé, — la barbe, l'autonomie des provinces, l'individualité de chacun. Il s'habille à la mode allemande et s'efforce de parler français.

    ôté, et il a beau gémir et se révolter, la capitation et les recrutements, les corvées et les tributs, le bâton et les verges n'en continuent pas moins à fonctionner. Il a murmuré, il a tenté des soulèvements partiels; il a conspiré avec les cosaques et les Tatares, et une fois même tenté un soulèvement général... On a envoyé des troupes et encore des troupes... et le knout a recommencé à rendre ses arrêts comme auparavant. Etourdi par la souffrance, écrasé sous le désespoir, le peuple a fini par tomber lourdement à terre, et il y est resté engourdi pendant près de cent ans.

    à partir de ce moment-là que la Russie de Pierre Ier est devenue cette mer morte et muette, que les plus violents ouragans n'auraient pu soulever.

    Jusqu'en 1770 environ, les soldats de fortune et les sergents de Pierre Ier ne vécurent pas sous la loi commune. Ces hommes ivres de vin et de sang, habitués à la hache du bourreau et aux gémissements des victimes, léchant le pouvoir qui les rossait à coups de bâton, pleins d'une arrogance hautaine et absolument étrangers à tout sentiment d'honneur, — se souvenaient trop bien combien il est facile, dans un empire où la nation n'est rien, de placer sur le trône le premier venu et de l'en chasser quand on n'en veut plus.

    «Nous, par la grâce de Dieu» impérial... Les plus clairvoyants d'entre eux voulurent restreindre l'autocratie à leur profit, mais les vrais sergents prétoriens préférèrent étouffer les tzars et faire asseoir leurs maîtresses à leur place. Cette livrée arrogante était dangereuse et exigeante. Le prince Grégoire Orloff trouva que c'était trop peu de posséder Catherine, et il voulut être son mari. Catherine, sachant combien il était facile de porter les liens du mariage, y consentit, mais les autres soldats de fortune et les autres sergents é — elle le fit tuer comme un chat; le nom de la princesse Tarakanoff fut mis en avant, elle la fit voler comme on vole un petit chien.

    était le mobile de tous ces crimes. Une terreur fébrile et invincible s'emparait de l'homme dès qu'il était assis sur le trône de Pierre, souillé de taches de sang. Il était difficile de se reposer sur des sujets de l'espèce des soldats de fortune et des aventuriers allemands; quant à compter sur le peuple, sur ce peuple qui avait été foulé aux pieds dans la boue, puis donné à la noblesse, il y fallait songer encore moins — ce peuple n'existait pas. Les monarques cherchèrent à s'étourdir dans la débauche et s'efforcèrent d'oublier leur situation, mais la terreur prit le dessus malgré tout et ils furent tout à coup saisis d'épouvante, comme un homme debout sur une corde tendue: au-dessous d'eux, ils voyaient ondoyer une foule de têtes, qui restaient baissées vers la terre et qui étaient si loin que le son de la voix ne pouvait arriver jusqu'à elles; à côté d'eux... un complet isolement eût été préférable... à côté d'eux, des soldats de fortune, des complices, et c'était tout... Ils s'effrayèrent de leur propre stérilité et envoyèrent chercher partout, chez les landgraves et les archevêques allemands, une goutte du sang de Pierre Ier dans les veines d'un collatéral d'une parenté de la quatrième ou de la cinquième génération, ou bien commandaient à la hâte à Catherine[40], et en attendant ils tremblaient devant tout, redoutaient tout, voyaient partout un soldat ivre... portant le grand-cordon de Saint-André et une grande corde de chanvre.

    Quelqu'un é— et tout a changé. Les nuages se sont dispersés et les alliés naturels ont pu se reconnaître. Le monde a pu considérer le tableau d'un bonheur domestique suprême; il a vu Catherine — la divine Felicia — «la mère de la patrie», trôner avec calme au sommet de la force et de la puissance, souriant avec bienveillance aux soldats de fortune et aux sergents, aux sénateurs et aux chevaliers prosternés à ses pieds, jouissant enfin d'une adoration et d'un respect universels. Paréef de verroteries imitant les diamants encyclopédiques, elle brillait de la sagesse de Beccaria et de la profondeur de Montesquieu; elle adressait des discours à l'antique aux propriétaires-seigneurs-des steppes et coiffait ses és à elle des législateurs qui regardaient sa volonté comme une loi... élébrait dans ses lourdes strophes, et Voltaire l'exaltait dans sa prose légère; et elle — enivrée de sa puissance et aimante — donnait tout à son peuple: son corps, lésâmes des cosaques libres et les biens des couvents. «Gloire à toi, gloire à toi, Catherine!»

    Qui avait fait ce miracle? Qui avait enchaîné au char de la Russie ces renégats et ces Allemands? Qui avait soudé à la Felicia[41]

    était une vieille femme dans le genre de la Korobotchka de Gogol, possédant quelques serfs au milieu de la steppe, qui les avait ensorcelés.

    Voici comment se passa la chose: Pougatcheff s'arrêta un jour dans sa propriété; la vieille dame eut peur et sortit pour inviter Sa Majesté à manger chez elle «le pain et le sel».

    — Eh bien, — demanda aux paysans l'empereur cosaque, — comment se comporte-t-elle à votre égard?

    — Votre Majesté, nous ne voudrions pas charger notre âme' d'un péché, nous sommes très contents de notre maîtresse, c'est une mère pour nous.

    — C'est bien, ma bonne vieille, j'irai chez toi et je boirai de ton eau-de-vie, tes gens disent du bien de toi.

    La vieille le traita de son mieux. Pougatcheff prit congé-d'elle et se disposa à remonter dans son traîneau. Le peuple l'attendait. Les visages étaient mécontents.

    — Qu'avez-vous donc? Parlez hardiment?

    — Mais, Votre Majesté, alors nous allons donc... c'est-à-dire nous serons donc obligés à rester comme nous sommes?

    — Eh bien?

    — Cependant, père, quand tu étais là-bas, dans l'autre village, tu y as pendu un propriétaire avec tous ses petits enfants, et alors nous... c'est-à-dire, que feras-tu pour nous?

    — Mais vous dites, enfants, que la vieille est une brave femme?

    — C'est vrai, Votre Majesté, c'est une bonne femme, mais cela ne fait rien, il vaut toujours mieux en finir.

    — Eh bien, soit, mes amis, comme il vous plaira, finissons en.

    — C'est dommage, bien dommage, mais il n'y a rien à faire, — dirent les paysans en le remerciant et se dirigeant vers la vieille, qui rangeait tranquillement sa vaisselle en se réjouissant de ce que le tzar lui avait é; et ils la pendirent tranquillement à une traverse, à son très grand étonnement. — Je pense que c'est cette vieille dame qui a jeté un sort aux soldats de fortune mutins et aux sergents ambitieux.

    Ils se sont pris à réfléchir en voyant cet exemple de justice impartiale

    «Est-ce donc ainsi que nous l'avons fouetté à mort, lui, le peuple? — se dirent-ils. —La justice impartiale peut donc arriver à chacun de nous? Non! assez de complots, nous ne pouvons rien sans le secours de l'impératrice».

    A partir de cette époque, le gouvernement n'a plus osé tendre la main aux paysans en aucune occasion. La noblesse a perdu à la fois tout sens de dignité civique devant le gouvernement et tout sentiment de pudeur morale vis-à-vis des paysans. Il s'est formé dès lors deux Russies bien distinctes qui ont cessé définitivement d'avoir rien de commun l'une avec l'autre. Chacune a eu sa morale et sa croyance personnelle. Le paysan, épouvanté, s'est réfugié dans son village, craignant son seigneur, craignant le bailli, craignant la ville, où tout le monde pouvait le battre, où son kaftan et. sa chemise rouge le faisaient mépriser, où enfin il ne voyait de barbe que sur les images du Christ. Le propriétaire-seigneur, tout en versant des larmes sincères à la lecture des contes de Marmon-tel, faisait rosser dans son écurie, avec la plus parfaite indifférence, le paysan qui ne pouvait payer ses arrérages. Le paysan s'est mis à tromper son propriétaire et le juge avec la plus parfaite tranquillité de conscience. — «Tu es donc un seigneur, — disait une vieille femme à un cocher de profession, — pour manger gras en carême? Un seigneur peut manger à son idée, mais toi, pourquoi n'obéis-tu pas à la loi divine?»

    émarcation plus nette.

    Le peuple était brisé. Sans murmurer, sans se révolter, sans pérer, il subit, en serrant les dents, les par lesquels on faisait passer une génération après l'autre. Le calme se tit par tout l'empire, les paysans payèrent leur tribut à leurs maîtres et s'acquittèrent de leurs corvées; on put sonner l'hallali, les cerfs étaient à bout—le cœur maternel de l'impératrice. put tressaillir d'allégresse.

    Le trône de Saint-Pétersbourg se consolida. La chaîne aux quatorze anneaux de la table des rangs, fixée au sol par les baïonnettes et les crosses des fusils, lui servit de point d'appui, et la noblesse des provinces lui vint encore en aide en suçant le sang des paysans. Une pâle et froide lumière de l'Occident promena sa lueur sur le sommet de la pyramide, éclairant l'un de ses côtés de ses vagues rayons, et laissant l'autre côté dans des ténèbres où il était impossible de distinguer autre chose qu'un corps mutilé, couvert de nattes grossières et attendant écider s'il était mort ou vivant... Il semblait que la victoire fût complète.

    Mais la révolution opérée par Pierre Ier introduisait dans îa vie de la Russie noble un nouvel élément qu'on pourrait comparer à une arme à deux tranchants. Pierre fut séduit par le côté matériel de la civilisation et par le côté pratique de sa science; il vit dans la richesse de ses ressources une mine féconde à exploiter au profit de la puissance impériale; mais il ne savait pas quelles épines étaient cachées sous les roses de l'Occident, ou bien encore il méprisait trop son peuple pour supposer qu'il songerait à emprunter à l'Occident autre chose que l'art de faire des fortifications et de construire des navires, ou son organisation administrative. Mais la science est comme un ver, elle ronge jour et nuit jusqu'à ce qu'elle arrive à la surface, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'elle se fasse jour dans les esprits, jusqu'à ce qu'elle devienne une conviction; or il est des convictions à un remords de conscience, fermentent au sein des peuples jusqu'à Ce qu'elles soulèvent la masse entière.

    Voici ce qui arriva en 1789: un jeune homme sans importance, apres avoir soupe à Saint-Pétersbourg avec ses amis, partit pour Moscou dans une kibitka attelée de chevaux de poste. Il dormit jusque passé le premier relais. Au second, à Sophia, il dut faire toutes sortes de démarches pour obtenir des chevaux, et sans doute cette circonstance le réveilla tout à fait, car lorsqu'il fut emporté par trois chevaux frais, faisant sonner leurs grelots, il se mit, au lieu de dormir, à écouter la chanson du postillon, en respirant l'air frais du matin. Alors d'étranges idées s'emparèrent de cet homme. Voici ses paroles:

    «Mon postillon a entonné, comme à l'ordinaire, une chanson pleine de mélancolie. Quiconque connaît les chansons populaires russes comprend bien qu'elles révèlent une secrète douleur morale. La musique de presque toutes ces chansons exprime la tendresse. Cette disposition musicale du peuple renferme peut-être de profonds enseignements pour ceux qui tiennent les rênes du gouvernement. éelle de l'état de l'âme du peuple. érez attentivement un Russe, et vous le trouverez triste. Pour dissiper son ennui, il va au cabaret... Le pauvre diable de paysan qui va au cabaret en branlant la tête et qui en revient couvert de sang et de meurtrissures, peut servir à expliquer bien des points de l'histoire russe qui, jusqu'à présent, sont restés à l'état de problèmes».

    élancolique; le voyageur suit toujours son idée, et avant d'arriver à Tchoudovo, il se rappelle tout à coup qu'un jour, à Saint-Pétersbourg il a frappé son domestique Pétrouchka pour s'être grisé; il se met alors à pleurer comme un enfant et, sans égard pour l'honneur de la noblesse, il a l'impudeur d'écrire cette phrase: «Oh! s'il m'avait rendu mes coups!»

    Dans cette chanson, dans ces larmes, dans ces paroles perdues sur une grande route entre deux relais de poste — il y avait un un premier cri de conscience.

    ératrice Catherine avait compris la chose, elle daigna dire «avec chaleur et sensibilité» à Khrapovitsky: «Radichtcheff est un rebelle plus dangereux que Pougatcheff !»

    éril de s'étonner qu'elle l'ait envoyé chargé de chaînes à la prison d'Ilimsk. Il faut bien plutôt s'étonner que Paul l'en ait fait sortir; mais il ne le fit que par haine pour sa défunte mère...

    A partir de ce moment, on voit de temps en temps briller quelques éclairs sans tonnerre qui se perdent de suite dans les ténèbres du firmament. On voit surgir quelques hommes qui semblent la vivante incarnation d'un remords historique, rédempteurs impuissants, victimes innocentes souffrant le martyre pour les péchés de leurs pères. Beaucoup d'entre eux étaient prêts A tout donner, à tout sacrifier, mais il n'y avait ni autels ni prêtres pour recevoir leur sacrifice. Les uns frappèrent aux portes du palais des tzars et les supplièrent à deux genoux de taire un retour sur eux-mêmes; leurs paroles semblèrent impressionner les monarques, mais il n'en résultait rien; les autres frappèrent à la porte des chaumières, mais ils ne purent faire rien comprendre au paysan tant leur langage était différent du sien. Le paysan regarda d'un air refrogné et méfiant «ces Danaos lui apportant des présents», et ils s'éloignèrent de lui le cœur gonflé d'affliction et de regrets en reconnaissant qu'ils n'avaient plus de patrie.

    ée, étrangers dans leur propre pays, isolés les uns des autres, ces quatre ou cinq héros de la Russie périrent dans l'oisiveté, entourés d'indifférence, de haine et d'ignorance. Novikoff et Radichtcheff, mis en liberté — virent la Russie de Paul Ier. Beau spectacle — en vérité!

    étonnant que tous aient levé des regards d'espoir vers Alexandre.

    êveur, avec son extrême affabilité, était fait pour les charmer. Ne souffrait-il pas comme eux des maux de la Russie? Ne voulait-il pas comme eux les guérir?.. Et qui plus est, il pouvait les guérir, comme ils le croyaient.

    é d'un si long emprisonnement sa compassion pour le peuple russe, va avec la même foi que Karazine offrir le secours de ses forces au jeune empereur, qui l'accepte. Radichtcheff se met à l'œuvre avec ardeur et il compose toute une série de projets de lois devant conduire à l'abolition du servage et des peines corporelles. Puis tout à coup il rencontre sur son chemin, non pas un postillon cette fois, mais le comte Zava-dovsky, qui lui conseille «de ne plus rêver»; il reste court, le doute et l'effroi s'emparent de lui; il réfléchit, réfléchit toujours, et enfin se verse un verre de vitriol et l'avale. Alexandre lui envoya Willier, son propre médecin, mais il était trop tard. Willier se borna à dire en voyant les traits de l'agonisant: «Cet homme devait être bien malheureux!»

    — Oui, bien malheureux en effet!

    était pendant l'automne de 1802, Karazine était alors dans toute sa force; ès bien connu Radichtcheff, à qui il avait même un jour égaré tout un cahier de projets, mais la fin tragique de Radichtcheff n'était pas faite pour l'effrayer. Exilé du palais il y revient cinq, dix, vingt et même trente ans plus tard avec son projet d'affranchissement des paysans et de représentation de la classe noble, qui devait révolutionner l'empire ègne déjà, il frappe aussi à sa porte et explique à ce brave caporal «qu'il s'élève des tempêtes, qu'il peut arriver des malheurs et qu'il faut faire des concessions pour sauvegarder le trône». Et il ne peut arriver à comprendre pourquoi Alexandre l'a fait jeter, en 1820, dans une forteresse et pourquoi Benkendorf, le chef de la police, l'a fait chasser de l'antichambre de Nicolas par des gendarmes.

    Spéransky aurait pu lui dire comment les collines escarpée? de la plate ville de Pétersbourg éteignent l'ardeur du meilleur coursier, et font de lui une vénérable rosse d'attelage se prélassant gravement sous le harnais.

    Mais comment ces gens pouvaient-ils se tromper à ce point, ou pourquoi Alexandre les trompait-il? Alexandre ne les trompait pas. Nous n'avons aucun droit, au moins jusqu'à 1807, de-douter de son désir sincère d'améliorer le sort de ses sujets et de protéger les paysans contre les abus des propriétaires, contre les. abus évarication des juges et contre l'injustice des forts. Alexandre ne considérait pas exclusivement comme le but de son règne le maintien et l'augmentation de sa puissance, comme aurait pu le faire un Nicolas quelconque. Il ne voulait pas que sa parole produisît l'effet d'une dose de strychnine, il voulait être craint, mais aussi être aimé. Dans les instants même où il était le plus surexcité, il était capable non pas. seulement d'écouter l'avis d'autrui, mais encore de l'accepter. En 1812, après avoir décidé que Spéransky, très innocent, serait fusillé dans les vingt-quatre heures, il lui fit grâce de ce supplice insensé à la suite d'une conversation avec l'académicien Parrot.

    Tout cela est vrai, mais quant à faire quelque chose de bon dans; l'intérêt du peuple russe, il ne le pouvait pas. C'est cette impuis-aiice qui constitue le côté tragique de son rôle.

    é dans des guerres, pxtérieures parce qu'il commençait à voir distinctement le cercle-de fer qui l'entourait, s'élargissant quand il ordonnait une levée-de troupes ou quand il augmentait les charges du peuple, et se rétrécissant immédiatement dès qu'il faisait quelque chose pour écis, un sentiment de méfiance à l'égard des autres et de lui-même pèse sur lui; son hésitation croît après chaque défaite et après chaque victoire. Il revient de Paris plein d'un sombre mysticisme, — il ne voulait plus réformer ni améliorer; il rappelle Spéranski, mais ses projets restent relégués, dans les archives, et lorsque Engelhardt lui parle de certaines, mesures d'ordre à introduire dans l'administration civile, il lui répond tristement: «Où trouverons-nous des hommes?»

    Il était fatigué de la puissance; il n'avait plus besoin de gloire, il ne demandait plus que la tranquillité, et parmi tous ses ministres et ses dignitaires, parmi ses généraux couverts de gloire, parmi tous ceux qui l'approchaient, il a choisi un bourreau sans. âme, Araktchéieif, et lui a livré la Russie... Il s'est même arrangé pour qu'après la mort de ce bourreau elle passât entre les mains d'un autre éieff.

    // ne croyait pas à la noblesse et il ne connaissait pas le peuple. étonner si l'on considère qu'il avait à ses côtés, des hommes comme Spéransky et son adversaire Karamzine, comme Chichkoff, le précurseur du slavisme, qui tous pouvaient connaître le peuple, mais qui ne le connaissaient pas? étonner lorsque les hommes les plus sages de l'empire, comme Mordvinoff, parlaient de la noblesse comme de l'unique soutien du trône; lorsque des sénateurs honnêtes, comme Lopoukhine, se révoltaient à la seule idée de l’affranchissement des paysans?-

    Il est fâcheux qu'Alexandre ait été un peu sourd et qu'il n'ait Pas eu le goût de voyager seul en poste sur les grandes routes; peut-être lui aussi aurait-il été réveillé un matin par la chanson,, d un postillon et peut-être y aurait-il trouvé ce qu'il ne trouvait. Pas dans I'Eckartshausen, c'est-à-dire é des mystères du peuple.

    ître le peuple russe, faire plus que de tuer son père, il devait aussi renier la «très sage Catherine» et «Pierre le Grand»; renier enfin toute sa parenté et toute sa race. Il devait encore — c'est dur à avouer — il devait renier Laharpe, qui avait, il est vrai, le désir d'en faire un homme, mais qui n'aurait jamais compris «que le pauvre diable de paysan qui va au cabaret d'un air morne et qui en sort le visage ensanglanté peut fournir plus de données sur l'histoire de la Russie que l'ensemble de tous les faits politiques de son gouvernement».

    IV

    Lorsque les portes du cabinet de l'empereur furent fermées pour Karazine, il fit encore une tentative et profita du droit qui lui restait de lui écrire. Mais le marquis Poza n'avait plus d'intérêt pour notre Don Carlos couronné; en outre, des questions d'une autre importance absorbaient et occupaient alors Alexandre: il se mesurait avec Napoléon et se préparait à la guerre qui devait finir par Austerlitz.

    Karazine, de son côté, se met à s'occuper d'autre chose et, comme un amant repoussé, se jette par dépit amoureux é. Dans son esprit ardent et inquiet passent, se succèdent et se combinent des mondes de pensées, des plans politiques et agronomiques, des théories scientifiques, des observations, des projets de machines et d'appareils, des procédés nouveaux pour la distillation de l'eau-de-vie et le tannage perfectionné des cuirs, des essais d'agriculture à l'aide de la colonisation étrangère, un moyen facile de conserver les fruits par la dessiccation, etc. La guerre commence, Karazine écrit aussitôt un mémoire sur les moyens d'augmenter la production du salpêtre; il fait des conserves de viande et en même temps s'efforce d'établir des observatoires d'astronomie pour toute la Russie. En 1808, il pose dans les termes les plus précis et les plus conformes aux données scientifiques, des problèmes de météorologie que la science actuelle n'a pas encore pu résoudre; il cherche les moyens d'utiliser l'électricité de l'atmosphère; il fonde une société polytechnique en Ukraine, s'occupe de son université de Kharkov, etc., etc.

    ée principale, le grand tourment et le mobile réel de sa vie ne sont pas là.

    En perfectionnant la fabrication de l'eau-de-vie et en s'efforçant de trouver l'emploi de l'électricité, Karazine suit à la piste avec passion d'autres événements, cherche d'autres paratonnerres... et le temps marche, marche toujours.

    Il y a déjà vingt ans qu'Alexandre est monté sur le trône. Que de choses se sont passées depuis le jour où il lisait avec des larmes aux yeux la lettre de Karazine... Tilsit et l'année 1812, Moscou et Paris, le congrès de Vienne et Sainte-Hélène. L'opinion publique, éveillée par le fracas de tant de coups de canon et de tant de luttes, s'est mise à marcher en avant et le gouvernement s'est laissé distancer. Alexandre n'a pas tenu ses promesses. Le mécontentement se fait sentir. La nation, désappointée de n'avoir reçu que la lourde prose du manifeste de Chichkoff comme prix de tant de sang versé par elle, murmure en apprenant qu'on va faire une nouvelle levée de troupes destinées à soutenir une guerre insensée pour le maintien du joug autrichien en Italie, et à recommencer la glorieuse mais absurde campagne de Souvaroff.

    énergique et éclairée jette des regards mornes vers l'avenir. Karazine voit tout cela et continue à croire qu'Alexandre peut et veut évenir l'orage qui se forme à l'horizon.

    Au commencement de l'année 1820, Alexandre fit remise au beau-père de Karazine d'une dette vis-à-vis du trésor. Karazine sollicita la permission de venir en témoigner lui-même sa reconnaissance à l'empereur, — on lui répondit par un refus. Karazine écrivit alors à l'empereur une lettre dont voici un passage:

    «Je n'ai aujourd'hui rien de particulier à écrire à Votre Majesté; je la prierai seulement de demander au comte Ko-tchoubey une note de quelques pages que j'ai écrite pour lui, le 31 mars, à l'occasion d'une conversation que nous avions eue ensemble, et aussi au conseiller d'Etat actuel, prince Viazemsky, une lettre que le marchand Rogoff lui a écrite, le 1er avril, et qu'il m'a lue il y a peu de jours. Je n'ai pu voir sans effroi entre moi et un homme aussi éloigné de moi sous tous les rapports, ées sur tous les points qui me préoccupent sans cesse 1817, c'est-à-dire depuis l'époque où j'ai eu la hardiesse d'avouer mes préoccupations à Votre Majesté dans la lettre que je lui ai adressée de l'Ukraine. Je me suis souvenu malgré moi que, de même en France, on a entendu retentir de tous les côtés, comme un écho, la voix des hommes bien intentionnés, à l'approche du terrible bouleversement, et que ême cette voix a été méprisée! „Il est singulier que, dans ce siècle de lumières, les souverains ne voient venir l'orage que quand il éclate", disait Napoléon à Las Cazas à Sainte-Hélène (p. 93, § CCCLVII). Un si étrange accord d'esprits différents et n'ayant rien de commun entre eux, mérite l'attention; il doit y avoir dans ces prévisions quelque chose de juste, d'autant plus que, depuis quelque temps, on voit les mêmes sentiments se manifester distinctement dans les sociétés des deux capitales de la Russie! Il suffit que la moitié, ou seulement évisions soit fondée!»

    «... Le temps, — dit-il, — dans la note remise à V. P. Kotchoubey par ordre de l'empereur, — le temps raffermira l'édifice aujourd'hui ébranlé de notre empire, le temps remplacera le respect religieux ône par un autre respect fondé sur les lois.

    Sans doute les choses traîneront en longueur un ou deux ans encore, peut-être même plus longtemps, mais c'est pour cela même que j'écris aujourd'hui, ême qui me donne la hardiesse de tout dire. Mon sort doit être ou d'aller en exil au delà du Baïkal ou de mourir les armes à la main en défendant la dernière porte des appartements de mon souverain. Alors je n'écrirai plus».

    Karazine supplie l'empereur «de ne pas ajouter foi aux gouverneurs de provinces qui lui disent é. — dit-il, — s'est fait et se fait tous les jours dans les esprits...» Dans l'histoire du régiment Séménovsky, où il justifie et admire les soldats, il voit clairement «un degré de l'échelle que dresse pour nous l'esprit du siècle».

    Mais quels sont ses moyens de conjurer la foudre? Les voici: «Affranchir graduellement les paysans et convoquer une réunion de députés élus par toute la noblesse, ésenter l'opinion publique dans le conseil privé du gouvernement». Karazine croit que ce conseil «pourra tout sauver sans que le pouvoir monarchique ait à souffrir aucune atteinte, si toutefois on s'y prend à temps. Ainsi, mon pays, tu peux, du bord de l'abîme, être sauvé par une sincere et fraternelle alliance de ton empereur avec sa noblesse/ Que la volonté de Dieu soit donc faite!

    ... Que peut d'ailleurs risquer l'autocratie à se confier à uées sont étroitement unies aux siennes?

    ... Toutes les mesures dont peuvent disposer la censure de la police et la censure cléricale sont impuissantes à étouffer les idées qui se répandent aujourd'hui. Une rigueur excessive ne fait, que révolter le cœur de l'homme. Une corde trop tendue finit par rompre subitement. Je vois d'avance dans beaucoup de nos roturiers et de nos affranchis élérats qui dépasseront Robespierre* Il existe même parmi les nobles des hommes qui, ayant dissipé leur fortune, élevés dans le vice et dans de mauvais principes et mécontents de leur sort, sont naturellement tout prêts à se joindre à la populace. L'époque de Pougatcheff, de la révolte de Moscou sous Eropkine, et les germes d'anarchie qui se sont manifestés lors de l'invasion, en 1812, dans diverses localités des gouvernements de Moscou et de Kalouga (?), suffisent pour faire prévoir ce que sera notre populace lorsqu'elle aura la liberté d'. abuser de l'eau-de-vie! Malheur a nous! le trône sombrera dans le sang de la noblesse!»

    à V. P. Kotchoubey de demander à Karazine «des détails, des preuves, des noms», en d'autres termes une dénonciation. «Le Trajan et le Marc-Aurèle» se démasquait après vingt ans de règne!

    Karazine refusa. L'empereur le fit emprisonner ésidence sa propriété de la Petite-Russie.

    «Parce qu'il s'était mêlé de ce qui ne le regardait pas»; mais karazine ne pouvait pas comprendre cela. «Depuis quand, — dit-il, — les affaires du pays où je vis, où vivront mes enfants et mes petits-enfants, ont-elles cessé d'être mes propres affaires?[42] ème asiatique a donc été empruntée une idée pareille? Instruire le gouvernement, c'est une expression inventée pour blesser l’amour-propre des personnes qui composent le gouvernement et rien de plus. Dans ce cas, on doit considérer comme encore bien plus coupables les auteurs qui font des livres sur le meilleur système de législation et de finances. La vie de tous les hommes se passe à distribuer des enseignements et à en recevoir. Le gouvernement est un centre vers lequel doivent nécessairement confluer toutes les idées ayant trait au bien commun. Malheur à nous si nous nous mettons à disserter sur la place publique, Y a-t-il donc aujourd'hui tant de gens en Russie qui veulent, qui sachent et qui osent être tranquille à cet égard-là: on ne l'importunera pas/»

    é en prison et put y méditer à loisir cette vérité: qu'il est plus dangereux de sauver les puissants de ce monde que de les pousser dans l'abîme.

    Pendant les nuits sans sommeil que Karazine passait à écrire ses rapsodies politiques — d'autres hommes à l'esprit actif veillaient aussi dans les casernes de la garde, à l’état-major du deuxième corps d'armée et dans les anciennes maisons seigneuriales de Moscou. Ils devinaient qu'Alexandre s'arrêterait après avoir bégayé deux ou trois phrases libérales, et qu'il n'y avait place au Palais d'Hiver ni pour un marquis Poza, ni pour un Struenzée; ils comprenaient que le salut du peuple ne pouvait lui venir de cette chambre, d'où partait l'institution des colonies militaires. Ils n'attendaient rien du gouvernement et voulaient essayer leurs tpropres forces; grâce à eux, la bande lumineuse qui éclairait la pyramide s'abaissa au contraire, et le sommet de cette pyramide commença à se ternir dans le brouillard. Les lumières, l'esprit, la soif de liberté, tout cela avait déjà passé dans une autre zone, dans un autre milieu qui n'était plus celui de la cour, mais où se trouvait de la jeunesse, de la hardiesse, des idées larges et de la poésie; où l'on voyait Pouchkine, des cicatrices de l'année 1812, des lauriers encore verts et des croix blanches de St-George. De 1812 à 1825 s'est développé toute une pléïade féconde en talents, en caractères indépendants et en vertus chevaleresques (choses complètement nouvelles en Russie). Elle s'est appropriée tous les côtés de la civilisation occidentale que le gouvernement avait défendu d'introduire en Russie. L'époque de Pierre Ier épit de la faux fatale qui les a moissonnés tous à ras de terre, l'influence de ces hommes s'est fait sentir en Russie pendant la triste époque de Nicolas, de même que les flots du Volga se distinguent longtemps après qu'ils se sont jetés dans la mer.

    A mesure que le temps marche, l'épisode des décembristes devient chaque jour davantage pour nous le prologue triomphal à partir duquel nous comptons tous notre existence, notre généalogie héroïque. Quels Titans, quels géants, quelles individualités poétiques et sympathiques! Rien n'a pu les amoindrir, rien n'a pu les entamer: ni la potence, ni les travaux forcés aux mines de la Sibérie, ni le rapport d'enquête de Bloudoff, ni l'oraison funèbre du baron Korf.

    Oui, c'étaient des hommes!

    écu à Nicolas revinrent de leur long et douloureux exil, voûtés et s'appuyant sur des béquilles, la génération abattue, atrabilaire et désillusionnée de Nicolas regarda avec stupeur cette qu'ils avaient conservée dans les casemates et dans les mines de la Sibérie, l'ancienne chaleur du cœur, les espérances, l'amour immuable de la liberté et ses principes inflexibles — cette jeunesse aux cheveux blancs, où se voyaient les traces de la couronne d'épines qui avait déchiré leurs têtes pendant plus d'un quart de siècle. On ne vit pas ces hommes s'accroupir près de leur foyer refroidi pour y chercher le calme et le repos — non — aussitôt arrivés, ils se mirent à consoler les faibles, ils érances!

    La période pétersbourgeoise est purifiée par la sainte phalange des décembristes; la noblesse ne pouvait aller plus loin sans se faire peuple, sans déchirer ses titres.

    Cette phalange, c'est son Isaac offert en sacrifice de réconciliation avec le peuple. L'Abraham couronné n'a pas entendu a voix de Dieu et a abaissé son glaive...

    Le peuple n'a pas pleuré.

    été réellement complet, et il a été complet précisément à cause de ’indifférence du peuple.

    Ce n'est qu'alors qu'une issue et une réconciliation sont devenues possibles. L'apostasie était expiée par l'amour et le dévouement — c'était une rédemption. La conduite de cette poignée de nobles et d'aristocrates, êts non seulement à céder d'injustes privilèges reçus par héritage et à se faire, suivant l'expression du comte Rostoptchine, des gentilshommes roturiers — à affronter les galères et la mort pour cette idée — cette conduite efface le grand péché historique!

    V

    ôté des monts Ouraliens

    ... Lorsqu'en 1826 Yakoubovitch, condamné lui-même aux travaux forcés, vit le prince Obolensky portant sa barbe et revêtu de la capote de bure du soldat, il ne put s'empêcher de s'écrier: «Allons, Obolensky, si je ressemble à Stenka Razine, tu dois infailliblement ressembler à Vanka Kaïnn[43]» îna les prisonniers et on les envoya en Sibérie.

    érence les forçats lorsqu'ils passèrent à Nijni-Novgorod au moment même de la foire. Ils se disaient: «Les pauvres diables de notre condition s'en vont là-bas à pied, tandis que les seigneurs y vont en kibitka, escortés par des gendarmes!»

    De l'autre côté de la chaîne de l'Oural commence pour tous la égalité devant les mines et devant le malheur. Tout change. Le petit employé que nous étions habitués à considérer comme rançonneur ignoble et sans pitié, supplie avec des larmes dans 1 voix les exilés d'Irkoutsk d'accepter de lui un peu d'argent; . cosaques brutaux qui les escortent ont pour eux toute la complaisance possible; les marchands les régalent à leur passage. De l'autre côté du Baikal, quelques uns d'entre eux s'étant arrêtés pour changer de voitures à Verkhné-Oudinsk, les habitants apprirent qui ils étaient: aussitôt un vieillard leur envoya son petit-fils avec du pain blanc et des gâteaux dans une corbeille,etle grand-père lui-même se traîna jusqu'à eux, pour causer avec eux du pays situé de l'autre côté des montagnes

    était encore à l'usine d'Oussolsk, il partit un matin de bonne heure pour fendre du bois à un endroit qu'on lui avait désigné. Pendant qu'il travaillait, un homme sortit de la forêt, le regarda attentivement et avec affabilité, puis poursuivit son chemin. Le soir, en retournant chez lui, Obolensky le rencontra de nouveau; l'homme lui fit des signes et lui montra la forêt. Le matin du jour suivant il sortit d'un fourré et fit encore signe à Obolensky de le suivre. Le prince lui obéit. L'inconnu, après l'avoir conduit au plus profond du bois, s'arrêta et dit d'un air triomphant: «Nous vous connaissons, il est parlé de vous dans la prophétie d'Ezéchiel. Nous vous attendions; nous sommes très nombreux ici, fiez-vous à nous, nous ne vous trahirons pas!» C'était un sectaire exilé.

    ésirait vivement avoir des nouvelles de sa famille par la princesse Troubetzkoï, qui était arrivée à Irkoutsk. Mais il n'avait aucun moyen de lui faire parvenir une lettre. Obolensky pria le sectaire de lui venir en aide. Celui-ci ne réfléchit pas longtemps. «Demain, à la brune, — lui dit-il, — je serai à tel endroit; apportez-moi votre lettre, elle sera remise!..» Obolensky lui remit une lettre et le sectaire partit la même nuit pour Irkoutsk; deux jours après Obolensky avait une réponse.

    Que lui serait-il arrivé si on l'avait pris?

    à Ra-dichtcheff et ses descendants.

    Ainsi ce fut dans les forêts et les mines de la Sibérie que, pour a ère fois, la Russie de Pierre Ier, la Russie des seigneurs, des fonctionnaires et des officiers, — c'est-à-dire la Russie des paysans, toutes deux exilées, enchaînées, portant toutes deux la hache à la ceinture, s'appuyant toutes deux sur la pioche et essuyant la sueur qui coulait de leur front, se regardèrent face à face et reconnurent mutuellement sur leurs visages des traits de famille depuis longtemps oubliés. Il est temps que cette reconnaissance se renouvelle au grand jour, à la face de tous, ouvertement et partout.

    Il est temps que la noblesse, qui a été hissée artificiellement par des machines allemandes au-dessus du niveau commun, ouvre les écluses et confonde ses eaux avec celles de la mer qui l'entoure. On est trop habitué aux jets d'eau pour pouvoir encore les admirer, et le Samson de Péterhoff n'étonne plus ni parsacolonned'eau, ni par sa gueule de lion — quand on voit l'immensité de la mer.

    ête impériale de Péterhoff est finie, l'intermède en costume est joué, les lampes graillonnent et fument, les jets d'eau sont épuisés. — Allons-nous-en chez nous!

    — «Tout cela est vrai, mais... mais... ne vaudrait-il pas mieux élever le peuple?» — On le peut, seulement il faut savoir que pour l'élever il n'y a qu'une seule méthode sûre, c'est de le hisser sur la machine de la torture — c'est la méthode de Pierre Ier, deBiron, d'Araktchéieff. C'est pour cela que l'empereur Alexandre n'a rien fait de Karazine ni de Spéransky, mais qu'une fois Araktchéieff trouvé, il s'en est tenu à lui.

    élever à la 14e classe et à la noblesse.

    érerons le peuple comme une masse d'argile, et nous-mêmes comme des statuaires; tant que nous voudrons, du haut de notre orgueil, modeler avec cette terre une statue à l'antique dans le goût français, à la manière anglaise, ou sur un moule allemand, nous ne rencontrerons dans le peuple qu'une indifférence obstinée ou qu'une obéissance passive et outrageante.

    La méthode pédagogique de nos civilisateurs est détestable. Elle procède de ce principe que nous savons tout et que le peuple ne sait rien. Comme si c'était nous qui lui avions appris à la terre, à la possession en commun, à l'organisation, à l'association du travail!

    ère de vivre, et il y croit, mais nous ne nous obstinons pas moins dans nos théories, et nous croyons les bien posséder; nous croyons qu'elles établissent des faits bien réels. Lorsque nous répétons dans un langage de convention une chose que nous avons apprise dans les livres, nous sommes désespérés de voir que le peuple ne nous comprend pas, nous nous affligeons de la stupidité du peuple — de même qu'un écolier rougit de sa pauvre mère parce qu'elle ne sait pas où il faut mettre quelquefois un s au lieu dec; ne s'étant jamais demandé pourquoi on employait deux lettres pour exprimer un seul son.

    èdes à ses maux dans les pharmacies étrangères, nous n'y trouvons que des herbes exotiques — il est plus facile de chercher des herbes dans les livres que dans les champs. Nous devenons plus facilement libéraux, constitutionnels, démocrates et jacobins que populaires. On peut se mettre, sans grand effort, au courant de toutes ces nuances politiques, tout cela est commenté, expliqué, mentionné, imprimé et relié... Mais ici il faut marcher à l'aventure. La vie russe est une forêt comme celle où Dante s'était égaré; elle est aussi peuplée de êtes féroces, mais on n'y trouve pas de Virgile; nous y avons rencontré seulement quelques Soussanine moscovites qui, au lieu de nous emmener dans une maison de paysan, nous ont conduit à une chapelle de cimetière...

    Quiconque ne connaît pas le peuple, peut l'opprimer, l'assujettir, le conquérir, mais ne peut pas l'affranchir.

    é de ses scribes, ni la noblesse aidée du tzar, ni la noblesse sans le secours du tzar, n'affranchiront le peuple sans la participation du peuple lui-même.

    Ce qui se passe aujourd'hui en Russie doit ouvrir les yeux aux aveugles. Le peuple a supporté le terrible fardeau du droit de servage sans avoir jamais reconnu ce droit comme légal. En voyant qu'il avait la force contre lui, il s'est tû. Mais aussitôt qu'on a voulu l'affranchir sans le consulter, il a commencé par murmurer, puis il a opposé aux nouvelles mesures une force d inertie significative, et enfin a fini par en arriver presque à la rebellion ouverte. Et pourtant évidemment sa position s'est améliorée. Quels signes nouveaux nos civilisateurs attendent-ils encore?

    Celui-là seul sera le fiancé de l'avenir é à agir, saura à la fois comprendre la vie du peuple et utiliser les enseignements de la science, qui étudiera les tendances du peuple et consacrera à leur réalisation son influence dans les affaires générales du pays.

    à pour nous prouver surabondamment la vérité de cet enseignement: c'est d'abord la figure mélancolique d'Alexandre Ier, qui semble porter difficilement le poids de la couronne impériale; c'est Radichtcheff avec son verre de poison; c'est Karazine traversant le Palais d'Hiver comme un météore en feu; c'est Spéransky, brillant pendant des aunées entières d'une lumière pâle, sans chaleur ni reflets; ce sont enfin nos saints martyrs du 14 décembre.

    Qui donc sera ce prédestiné?

    er, se posera à la fois en tzar et en Stenka Razine? Sera-ce un nouveau Pestel ou un autre Emilien Pougatcheff, cosaque, tzar et schis-matique, ou un prophète insurgé, comme Antoine, le paysan fusillé de Bezdna?

    à dire, étail. notre devoir est de marcher à sa rencontre et de lui souhaiter la bienvenue/