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  • Исторические очерки о героях 1825 года и их предшественниках, по их воспоминаниям.
    Chapitre II. Un conspirateur de 1825 (Jean Yakouchkine)

    CHAPITRE II

    UN CONSPIRATEUR DE 1825

    (JEAN YAKOUCHKINE)

    études ne sont nullement une histoire és des esquisses, des pages détachées des mémoires et des notes écrites par J. Yakouchkine, Bestoujeff, les princes Troubetzkoï, Obolensky, etc. Nous n'avons fait qu'ajouter quelques détails et quelques généralités. Autant que possible, nous avons tâché de conserver les propres paroles de ces hommes héroïques, qui les écrivaient, d'une main enchaînée, au fond de la Sibérie orientale.

    C'est dans ce but que nous n'avons pas fondu en une monographie les divers mémoires; au contraire, nous leur avons conservé leur individualité, quoique cela nous entraînât parfois à des répétitions.

    ésent est extrait de la première partie émoires de Jean Yakouchkine. Nous ne sommes jamais parvenus à avoir la seconde, qui nous a été positivement promise par nos amis, plus riches en amitié qu'en exactitude.

    étranges accapareurs, qui pensent naïvement que des mémoires pareils peuvent être une été privée. Non seulement des parents et des héritiers, mais des personnes qui ont obtenu, par un hasard heureux, une copie, la mettent sous clé, jouant ainsi le rôle peu généreux du caniche qui gardait avec une avarice jalouse le foin dont il ne se servait pas.

    I

    Les destinées de l'Empire russe s'accomplirent le jour de l'entrée triomphale d'Alexandre Ier à Paris, escorté par une escouade de princes, parmi lesquels il y avait un empereur d'Autriche et un roide Prusse.

    Dès ce jour, l'empire pour l'empire était fini, il fallait chercher d'autres bases pour le soutenir, d'autres éléments pour le développer, et ils commençaient à poindre.

    é à l'allemande par Pierre Ierédain l'hyperboréen parvenu. Cent ans après, les mêmes Bourbons allaient être remis sur leur trône par un tzar russe et une armée russe. L'empire ne voulait que s'affirmer, être reconnu, il s'imposait maintenant comme force majeure et protectrice.

    L'oeuvre de Pierre Ier était consommée. L'autocratie de Pétersbourg avait encore une chose à accomplir, elle l'a accomplie à demi beaucoup plus tard. Sa tâche est épuisée, elle ne peut continuer à exister qu'en se métamorphosant. La guerre même n

    Immédiatement après la victoire, un vide accablant, inquiétant se fit sentir autour du trône. L'âme était tourmentée. Alexandre le sentit le premier; il était loin d'être seul. Il devenait rêveur et triste, un remords, des mécomptes, un pressentiment le-troublaient. Il abandonnait furtivement l'armée, le conseil de rois, les fêtes du congrès, et courait s'agenouiller en une prière d'extase avec la baronne Krüdner, qui d'amie de m-me Tallien, devint illuminée, exaltée, fanatique.

    éoccupée au milieu des lauriers et des ovations. Il y avait quelque chose de douloureux dans le contraste de la patrie victorieuse au dehors et écrasée au dedans. La comparaison de la Russie avec la France et les autres pays se présentait tout naturellement. En deux ans de guerre, l'éducation des jeunes officiers fit un progrès immense; ils grandirent d'une tête et revenaient plus sérieux que leurs-vieux pères, courtisans frivoles et serviles, qui ne les comprenaient pas et les regardaient avec étonnement. C'est qu'ils étaient non seulement plus sérieux, mais plus susceptibles, plus irascibles et moins endurants — bien loin de cet esprit d'obéissance passive et d'adoration perpétuelle du pouvoir qui distinguait si bien la noblesse russe.

    Ils n'avaient pas oublié leur patrie, ils ne lui avaient pas préféré d'autres pays; au contraire, ce sont eux qui aimaient la Russie... «mais d'un étrange amour», comme dit le poète. Ils ont appris sur les champs de bataille à reconnaître l'homme dans le soldat; ils rougissaient de lui appliquer la bastonnade, ils rougissaient d'avoir des serfs, ils frémissaient d'indignation qu'eux-mêmes n'avaient absolument aucun droit humain à opposer à la toute-puissance du pouvoir.

    ême secousse qui réveilla et grandit les officiers agit d'une manière funeste sur l'empereur. Plus sombre et plus méfiant que jamais, son cœur se gâta; son mysticisme noir tournait à la manie et n'empêchait en rien les mauvais penchants de son cœur. Un mépris profond, une haine prononcée pour tout-ce qui était russe s'emparait de lui. Libéral, humain en Europe, en Pologne, il devenait en Russie un despote implacable, mesquin et fatigué. «Il était dépaysé à la maison, il était hors de son élément». Il ne comprenait pas la Russie et commençait à s'en apercevoir. Il voulait jadis sincèrement le bien de son peuple et ne put rien faire. Pour se venger, il l'humiliait de toutes les manières, sans cacher son dépit.

    à la revue sur la plaine des Vertus, ayant fait un compliment au tzar sur la tenue irréprochable des troupes russes, Alexandre lui répondit: «J'ai beaucoup d'étrangers à mon service, je leur dois cela».

    érovsky racontait avec étonnement à ses collègues qu'en présence de quelques personnes l'empereur s'était écrié: «Lorsqu'un Russe n'est pas un imbécile, c'est un coquin». Et cela à Paris, en 1814.

    Voyant que tout ce qu'il faisait ne laissait pas de racines, que la seule chose qui lui avait réussi c'était la guerre, Alexandre avait une rancune profonde, non contre la bureaucratie cupide, corrompue, non contre la noblesse ignare, avide et puissante, qui paralysaient tout ce qu'il voulait faire, mais contre le peuple, le grand inconnu, muet, malheureux, inerte, passif, qui n'acceptait rien des Dégoûté de tout cela, Alexandre se détourna des affaires et se jeta avec frénésie dans la marsoma-nie des parades, uniformes, évolutions, exercices militaires à pas accéléré et à pas de cigogne, — maladie héréditaire dans la famille Holstein-Gottorp depuis le

    Nous allons voir dans le récit d'un jeune officier de la garde, rentrant en Russie après la campagne de 1814, où en était déjà l'empereur.

    Cet officier, с'est l'excellent, l'énergique JEAN YAKOUCHKINE lui-même.

    ère chose qui le frappe à son retour en Russie, c'est qu'au moment du débarquement des troupes à Oranienbaum, la police, pour faire place aux bataillons, donne des coups de poing à droite et à gauche aux hommes accourus pour souhaiter la bienvenue aux soldats. Le cœur du jeune homme se serra. était — le premier accueil.

    Le ne tarda pas à arriver. Yakouchkine alla en habit civil avec le comte Tolstoï voir l'entrée triomphale de la neuvième division de la garde impériale. L'impératrice-mère attendait dans une voiture de parade avec une des grandes-duchesses près d'un arc, expressément construit pour cette solennité. L'empereur sortit lui-même à la rencontre des troupes pour se mettre a leur tête. Yakouchkine était à deux pas de la voiture impériale, des flots de peuple couvraient la route et les abords. L'empereur parut enfin devant les régiments, monté sur un cheval magnifique; il s'approchait, beau et rayonnant, l'épée nue à la main. Mais au moment où il voulait saluer sa mère en baissant l'épée un malheureux paysan, poussé par derrière et voulant mieux voir, rompit la haie et traversa en courant la rue à quelque distance devant l'empereur. Alors celui-ci, hors de lui, piqua son cheval et s'élança l'êpêe levée

    «Nous ne pouvions croire nos propres yeux et nous nous détournâmes tout honteux, — continue Yakouchkine; — c'était le commencement de mon désillusionnement sur le compte de l'empereur, et je pensais involontairement à la chatte métamorphosée en belle femme, qui ne pouvait pourtant voir une souris sans se jeter dessus».

    Encore un fait: en 1817, les dernières troupes rentrèrent de la, France. Alexandre alla à la rencontre de ces hommes, qui endurèrent plus de cinq ans les fatigues d'une campagne éloignée; les voyant en mauvaise tenue, il les chassa de la place d'armes et cassa un des régiments de chasseurs.

    énonciation faite par un mauvais drôle, le colonel d'artillerie Taube, que les officiers ne sont pas polis, lui, Alexandre, sans enquête, sans avoir demandé ni les motifs ni les excuses, punit tout le corps des officiers de l'artillerie de la garde et. en renvoya cinq des meilleurs à l'armée.

    La jeunesse murmurait, était exaspérée. Des hommes sérieux commencèrent à réfléchir non seulement sur la triste position du pays, mais à l'urgence de trouver les moyens d'en sortir.

    était en 1816, quatre officiers étaient réunis dans la chambre des Mouravioff-Apostol. On discutait de la position difficile dans laquelle on entrait, de Г état malheureux du pays. Survinrent encore deux Mouravioff. L'un de ces derniers proposa de se liguer contre le parti allemand. Yakouchkine refusa sa participation, déclarant qu'il était tout prêt d'entrer dans une société ayant pour but non de contrecarrer quelques Allemands, mais l'amélioration générale du sort de la Russie. Les Mouravioff-Apostol étaient de son avis. Alors les Mouravioff avouèrent que la ligue contre les Allemands n'était qu'un essai et que с est une-tout autre société qu'ils voulaient proposer. Ils tombèrent de-suite d'accord sur les bases de l'association.

    à le point de départ, le punctum saliens de la grande lutte, du travail souterrain pendant les trente années qui suivirent 1825 et du réveil qui se fit après la mort de Nicolas.

    Ces appartiennent à l'histoire. Les voici: Serge[44] ï et Yakouchkine.

    Les six décidèrent de n'affilier aucun membre sans le consentement unanime de tous.

    étersbourg paraît unsupportable à Yakouchkine, il quitte la garde et va servir dans un simple régiment de chasseurs. Chemin faisant, il va voir son oncle, qui gérait son patrimoine, situé dans le gouvernement de Smolensk, et lui annonce qu'il est fermement décidé à émanciper ses paysans. L'oncle l'écoute, triste et silencieux, mais sans faire la moindre objection. Le vieux était convaincu que son neveu était fou. A peine arrivé dans le 37e chasseurs, il fait une infraction flagrante au règlement des six et une acquisition superbe pour la société: il y affilie le colonel de son régiment, érite.

    Un an après, nous voyons déjà parmi les membres de la société le célèbre colonel Pestel, écrivant le premier règlement de la société qu'il nomma «Alliance du bien-être». En même temps, une association de propagande parmi les militaires s'organise autour de Von Wiesen.

    énergiques et généreux se vouait à une perte presque inévitable, sachant leur sort, il se couvait au Palais d'Hiver un autre complot.

    La création des colonies militaires devint une manie chez 1 empereur; il ne lui manquait que l'exécuteur de ce plus grand cnme de son règne, il le trouva bientôt dans l'homme dur et violent, implacable et borné, âpre et féroce, dans son alter ego, le comte Araktchéieff, général d'artillerie, connu par sa lâcheté sur le champ de bataille, haï et détesté par toute la Russie. C'est sur ses ignobles épaules que l'empereur fatigué jetait peu à peu le fardeau de la souveraineté, et c'est à lui aussi qu'il confia la réalisation de son rêve monstrueux.

    é du projet.

    érouler jusqu'à la mer Noire. En transformant les paysans en militaires et colonisant les régiments de soldats dans les villages ainsi transformés — les colonies devaient former une Russie militaire, divisant comme un torrent la Russie civile en deux. Dans l'imagination de l'empereur, les colonies devaient être une pépinière constante de l'armée, lieu de cantonnement de toute la cavalerie, de toute l'infanterie avec leurs états-majors et leur administration; tous se nourrissant, s'entretenant de leur propre travail, par leurs propres moyens. A mesure que le monstre descendait en commençant à Staraïa-Roussa près de Novgorod, tout devait être écrasé, emporté, brisé, fait soldat à perpétuité, soldat héréditaire sans ménagement aucun, avec une célérité fiévreuse et un pédantisme frisant la folie. Dès le premier essai, les paysans se révoltèrent, éieff les mitrailla à coups de canon, les tailla en pièces par des charges de cavalerie, prit les villages à la baïonnette. Les restes du massacre passèrent par les verges Après quoi on annonça à ces malheureux que ne leur appartenaient plus, que dorénavant ils seraient soldats-cultivateurs et qu'ils travailleraient non pour eux-mêmes, mais pour le régiment. On leur rasa la barbe, on les affubla de la capote militaire, puis on les divisa en brigades et en compagnies. Jamais les terreurs, les horreurs révolutionnaires, les essais de communisme, depuis les anabaptistes 'jusqu'à Babœuf, n'ont fait quelque chose qui se rapprochât de loin à cette œuvre de l'utopiste couronné qui jouait au comité de salut public en 1801, du piétiste mélancolique des salons de m-me Krüdner, du coryphée des libéraux de la sainte-alliance!

    Il y a des faits, des détails qui sont gravés dans la mémoire du peuple et qui font dresser les cheveux, des faits que la plume refuse d'inscrire, mais qui restent comme un levain qui remue et travaille pour la haine et la vengeance future.

    èvement des colonies de la Staraïa Roussa, en 1831, par son caractère implacable a montré que les germes ne sont pas perdus[45].

    ères abandonnaient leurs maisons et erraient dans les forêts, des femmes se noyaient, des hommes se mutilaient, se pendaient. Les punitions étaient tellement exorbitantes qu'elles finissaient souvent sur des cadavres.

    Lorsqu'on vint aux cosaques petits-russiens, on trouva une résistance désespérée. Ces gens se souvenant des franchises qu'on leur avait octroyées, se souvenant de Stenka Razine et de Pougatcheff, reculèrent, avec horreur devant l'introduction des colonies militaires. On passa sur leurs corps. Pour bien apprécier toute l'absurdité de ce dernier crime, il faut se rappeler que les cosaques formaient des colonies militaires toutes faites et qui fonctionnaient parfaitement, comme ils l'ont prouvé pendant la guerre de 1812 à 1814. Mais la furie de l'uniformité et de la réglementation ne voulut rien entendre d'une organisation traditionnelle et tout à fait populaire.

    Un cosaque[46], sommé de donner son adhésion et menacé de passer par quelques mille (on allait jusqu'à six, huit et même dix mille) coups de verges en cas d'obstination, demande un moment de réflexion. C'était un homme considéré dans le village, on tenait à son adhésion

    On lui donne quelques minutes. Il revient, portant un sac, l'ouvre, pose devant les bourreaux en epaulettes les deux cadavres de ses deux enfants qu'il vient de tuer, et après avoir dit: «Ceux-là ne seront pas soldats», ajoute: «Quant à moi, je ne le veux pas/» Après cela, il se déshabille et dit: «Je suis prêt!»:

    émence de l'empereur et la féroce tyrannie de son alter ego, lés esprits s'envenimaient de plus en plus. Outré des nouvelles que l'on recevait à Moscou de Pétersbourg, Yakouchkine proposa, en 1817, à ses amis de tuer Alexandre Ierême pour l'exécuter. Les membres de la société n 'y consentirent pas, et Yakouchkine, froissé et mécontent, rompit avec l'Alliance. Un an après, comme il fallait s'y attendre, il revint.

    Pendant cette année, la société avait marché. En 1819, nous voyons dans sen sein, outre les fondateurs, des hommes éminents, haut placés, énergiques, influents, tels que les colonels Grabbe, Narychkine, le secrétaire d'Etat N. Tourguéneff, les princes Obolensky, Lopoukhine, Chakhovskoï, Elias Dolgorouky, etc.[48]

    été de Pétersbourg et de Moscou. Dans l'état major de la seconde armée, il y avait un autre centre, dirigé par le célèbre colonel Pestel, qui avait à côté de lui des amis comme le général prince S. Volkonsky et le général Youchnevsky, comme les colonels Davydoff, Serge Mouravioff, des hommes fanatiques comme Bes-toujeff, Borissoff, etc.

    Les cadres de l'Alliance de Pétersbourg devenaient trop serrés, le plan semblait vague, timide, lent. On se sentait fort et beaucoup plus près de l'action qu'on ne le supposait, l'audace s'accrut avec cette conscience. De là un désir naturel d'une réorganisation radicale, d'une épuration dans le but d'éliminer les tièdes et indécis.

    ésolut — sous prétexte que le gouvernement était sur les traces de la société — de la dissoudre et de la réformer immédiatement après dans le silence le plus profond. Dans ce but, on envoya Yakouchkine à l'état-major de l'armée qui était à Toultchine, et on invita la société de Pestel d'envoyer un délégué de sa société à Pétersbourg.

    Pestel voulait y aller lui-même. On craignait son énergie, sa force irrésistible, on le dissuada. Le colonel Bourtzoff vint à sa place, accepta tout, même le nouveau règlement écrit par Nikita Mouravioff, qui s'occupa de la formation d'une nouvelle société. Pestel et les siens n'étaient pas trop contents des nouvelles que leur apportait le colonel Bourtzoff. Ils pensèrent avec raison que la société des capitales n'avait aucun droit de dissoudre sua sponte étés prirent divers noms: Société du Nord et Société du Sud, et ne se confondirent plus. Pestel réforma aussi sa société; elle était beaucoup plus avancée, tranchée et décidée que celle de Pétersbourg. Pestel allait droit au renversement du gouvernement impérial; il était persuadé que la forme républicaine était possible pour la Russie. Homme aux idées vastes, aux convictions inébranlables — «il n'a jamais faibli ni dévié une ligne, — dit Yakouchkine, — pendant les dix années», qu'il était véritable dictateur de la Société du. Sud. C'est lui qui parlait de la nécessité d'introduire l'élément fédéral, qui gardait au delà des frontières, entrant en communication avec la Société des Slaves-Unis, qui envoyait le prince Volkonsky et Bestoujeff — faire une entente avec les Polonais; enfin c'est Pestel qui le premier montrait «la terre», la possession foncière et l'expropriation de la noblesse comme la base la plus sûre pour asseoir et enraciner la révolution. Les hommes du Nord, même Ryléieff, ne sont jamais allés si loin.

    était très alarmé, il ne savait rien de positif, mais il présumait beaucoup, lorsqu'un coup inattendu acheva de le troubler. En 1821, il était à Leybach, c'était le temps du congrès; là il jouait encore son rôle de libéral. Metternich voyait bien qu'il en était déjà fatigué et voulait l'entraîner à la réaction pure et franche (l821), il cherchait quelque chose pour frapper l'imagination de l'empereur. Le hasard le servit admirablement. Un jour le prince se présente chez l'empereur, le matin, lui parle, tout consterné, sur l'envahissement de tous les Etats par l'esprit révolutionnaire, sur la négligence des gouvernements; et voyant un sourire sur les lèvres d'Alexandre Ier, lui dit: «Sire, ne pensez pas que votre pays soit à l'abri des idées révolutionnaires; au moment où j'ai l'honneur de vous parler, le régiment de la garde Séménovsky est en révolte à Saint-Pétersbourg.

    L'empereur pâlit.

    — D'où savez-vous cela? Moi je n'ai rien entendu.

    — Un courrier du comte Lebzeltern vient d'arriver avec cette dépêche.

    Alexandre était anéanti. Le prince Metternich se retira rayonnant. Le coup avait été porté.

    Le régiment qui a acclamé le premier Alexandre dans la célèbre nuit de mars 1801, le régiment qu'il aimait le plus, un des meilleurs de la garde, peut-être le meilleur — en état de mutinerie. Et le ministre autrichien en est informé, et lui, empereur de toutes les Russies, ne l'est pas.

    Le courrier russe, envoyé par le commandant de garde quelques heures après le courrier de Lebzeltern, arriva enfin. C'était Pierre Tchaadaïeff, si célèbre après. L'empereur le reçut mal. Après il voulut lui attacher les aiguillettes d'aide de camp-Tchaadaïeff ne voulait ni être gourmande pour la faute d'un autre, ni être récompensé à la suite d'une histoire malheureuse comme l'affaire du régiment Séménovsky, il donna sa démission.

    était donc cette histoire du- régiment Séménovsky? Nous avons publié dans un récit fait par un contemporain[49].

    Le régiment Séménovsky était en effet un des meilleurs de la garde; couvert de gloire, ayant à sa tête un homme distingué, le général aide de camp, comte Potiomkine, et dans son sein des officiers excellents, éclairés, quelques-uns membres de la Société, comme les deux Mouravioff-Apostol, etc.; ils déploraient le système barbare des vexations et punitions qu'on infligeait aux soldats, et prirent la résolution d'abolir complètement la bastonnade, les verges et toute punition corporelle dans le régiment. En même temps il tâchèrent d'améliorer le sort Ides soldats, de veiller sur leur nourriture, de faire croître leurs épargnes. Le colonel les aidait, les protégeait; les vieux militaires regardaient de travers ces innovations.

    éieff faisait je ne sais quelle collecte pour les colonies militaires. Les invitations étaient des ordres, tout le monde s'empressait de porter son denier. Pas un officier du régiment Séménovsky ne souscrit. C'était assez. Il fallait les perdre. Il parla à l'empereur du relâchement de discipline, de l'esprit des officiers, conseilla d'éloigner le comte Potiomkine du commandement; et l'empereur donna au comte Potiomkine une division entière de la garde et désigna un certain Schwarz, égiment Séménovsky. C'était un de ces tyrans mesquins et sans pitié, ignorant, irascible, pédant et Allemand, pédant dans le service, pédant dans la discipline, comme on en voyait et on en voit encore des centaines dans l'armée russe. Il comprit pourquoi on l'avait désigné et se mit à corriger égiment. Dès les premiers jours il était détesté par les officiers. Mais ceux qui souffraient le plus étaient les soldats; nuit et jour il ne leur laissait de repos; il continuait à la clarté des chandelles les exercices militaires pour les reprendre avant le jour, punissant la moindre négligence, a moindre contravention avec une sévérité froide et féroce. La patience des soldats, déshabitués d'être maltraités, devait se briser.

    Un soir, après l'appel, la compagnie de Sa Majesté refusa de se retirer, déclarant qu'il était impossible de continuer un service pareil et demandant à haute voix son capitaine. Le capitaine Kochkaroff tâcha de les apaiser, et promit de porter leur plainte au général en chef; les soldats se retirèrent. Il tint sa parole, mais le comte Vassiltchikoff donna une autre tournure à l'affaire. Le lendemain soir il ordonna à la compagnie de se réunir au manège; là elle était déjà attendue par un bataillon du régiment des grenadiers avec des fusils chargés. Ils avaient, l'ordre de mener la compagnie à la forteresse. Les soldats obéirent. Lorsqu'on apprit cela, une grande agitation s'empara de tout le régiment. Les soldats disaient à haute voix que la compagnie de Sa Majesté était seule punie, parce qu'elle s'était dévouée pour eux tous; qu'ils voulaient, comme ils ont partagé la protestation, partager le sort delà compagnie et se rendre à la forteresse.

    Les officiers tâchèrent de les dissuader, les soldats répondirent qu'ils ne voulaient pas abandonner leurs frères: alors les officiers se mirent dans leurs rangs. C'était grand et beau.

    énéral aide de camp Potiomkine, vint lui-même les conjurer, les haranguer; mais, voyant qu'ils étaient inébranlables, il fondit en larmes et ne put continuer. Il prévoyait les suites funestes. Le chef du corps vint aussi. Il demanda aux soldats pourquoi ils ne s'étaient pas plaint? par les moyens légaux. Les soldats répondirent qu'il y avait un mois, un de leurs compagnons sortit des rangs pendant l'inspection pour porter une plainte, et qu'il avait été durement puni pour cela par lui-même.

    — Mais enfin que voulez-vous donc?—demanda le comte Vassiltchikoff.

    — Que l'on mette en liberté la compagnie de Sa Majesté ou qu'on mène tout le régiment à la forteresse.

    Le général leur répondit que s'ils voulaient se mettre en rangs il les mènerait à la forteresse. Les soldats obéirent, les officiers (à l'exception de deux) se mirent à leurs places — et le régiment alla silencieux et tranquille à la forteresse. Pas un désordre la nuit. On cassa seulement quelques carreaux et glaces dans la maison de Schwarz, qui avait disparu dès le matin.

    Le régiment fut dissous. On relégua provisoirement les soldats dans diverses forteresses delà Finlande. Après un jugement offlniaire. quelques sous-officiers furent és au knout et à l'exil à Nertchinsk; les subalternes étaient incorporés dans des régiments des garnisons éloignées, où ils restèrent jusqu'en 1840. Les officiers étaient renvoyés de la garde à l'armée. Le; colonel Vadkovsky, le commandant de la compagnie Kochkaroff, et le colonel démissionnaire és au Caucase; le prince Stcherbatoff, à Moscou et ne prit aucune part à toute l'affaire, fut le plus puni. On trouva, nous ne savons quelle phrase dans une lettre qu'il avait écrite. On l'envoya comme soldat au Caucase, où il mourut en 1829[50].

    L'enquête avait été dirigée par les généraux Orloff et Lévachoff, deux noms lugubres qui se répéteront bien souvent pendant nos études sur ce temps.

    émissionné, alla se perdre et se faire oublier dans son village de Novgorod.

    L'empereur revint à Pétersbourg tout bouleversé. Le fantôme d'une conspiration militaire le poursuivait jour et nuit. Soupçonneux, méfiant et ne pouvant rien découvrir positivement, il prenait des mesures, qui décelaient ses préoccupations.

    çonniques, qu'il protégeait lui-même. Immédiatement après, ordre de faire souscrire à tous les employés de l'Etat une déclaration qu'ils n'appartiennent à aucune société secrète, et un engagement pour l'avenir de s'en abstenir.

    Yakouchkine raconte une anecdote très remarquable. Elle prouve jusqu'à quel point l'empereur était attentif. Se trouvant dans le gouvernement de Smolensk en 1821, pendant une terrible famine, Yakouchkine se rencontra là avec Von Wiesen, Passek et autres. Ils firent des quêtes pour les paysans qui mouraient de faim. Ils donnèrent leur propre argent et firent tant, à Moscou et à Pétersbourg, que le gouvernement s'émut et envoya à Smolensk un vieux sénateur, Mertvaho, qui ne faisait rien, n'aidait personne. Des sommes considérables furent réunies par eux, et ce qui était beaucoup plus insolite en Russie, elles parvinrent à leur destination.

    ès, l'empereur parlait un jour à son chef d'état-major le prince Pierre Volkonsky, de cette maudite société secrète insaisissable et pourtant active, minant l'opinion publique et la dominant. Le prince, qui était un ami du tzar, hasarda de manifester quelque doute sur la puissance de cette charbonnerie.

    «Tu ne comprends rien, — lui dit l'empereur, — et tu ne connais ni ces gens ni leurs forces. Sais-tu que l'année passée ils ont nourri quelques districts du gouvernement de Smolensk pendant la famine?»

    énéraux Passek et Von Wiesen. Le temps s'assombrissait.

    ôt ce même prince Volkonsky devint suspect et tomba en disgrâce. Il ne voulait pas aller faire la cour à Araktchéieff à sa campagne,l'empereurl'éloigna du commandement de l'état-major. Un seul homme indépendant, lié avec l'empereur depuis sa jeunesse, restait debout, c'était le prince Alexandre Galitzine, ministre de l'instruction et des cultes. L'évincer n'était pas facile, Araktchéieff concentra toutes ses forces et l'écrasa avec éclat et une mise en scène hors ligne.

    Le prince Galitzine était un homme médiocre, corrompu et piétiste, courtisan et illuminé; c'est lui qui avait introduit les sociétés bibliques en Russie et la théologie dans l'enseignement universitaire. Devenu ministre de l'instruction publique, il commença une guerre acharnée, une persécution insensée contre la science laïque, les professeurs indépendants, les livres non piétistes. Il trouva un renégat du voltairianisme en Russie, un homme qui voulait faire à tout prix sa carrière, et l'associa à ses travaux. Le ministère de l'instruction se changea en inquisition. Magnitzky dénonçait non seulement des professeurs qu'on démissionnait, mais des branches entières de science. Le fut supprimé, l’Histoire moderne mise à l'index. La médecine était ée être chrétienne et d'enseigner que la maladie n'était qu'une conséquence nécessaire du péché originel. On faisait des perquisitions, des arrestations des professeurs, non seulement des gymnases et des universités, mais des écoles militaires, des lycées, sous les yeux de l'empereur, qui avec se» frères en était le chef nominal.

    L'Université de Kazan était complètement minée par Magnitzky. L'Université de Pétersbourg attendait le même sort de son curateur Rounitch.

    Et c'est ce moment de la terreur que choisit Araktchéieff pour agir. Ne pensez pas qu'il allait arrêter cette folle main frappant la science, qu'il allait ouvrir les yeux de l'empereur; tout le contraire, il le poussa dans un abîme encore plus profond, et l'arrachant de l'influence des semi-luthériens, il le-passa dans les mains calleuses d'un clergé national, sauvage,, grossier et ignare.

    és pour son coup de théâtre.

    Un moine fourbe, rongé d'ambition, astucieux, audacieux, comédien consommé, dominicain par le cœur, intrigant par envie, et deux vieillards demi-fous et fanatiques sincères. L'un était le vieil amiral l'adversaire de Karamzine, l'adversaire de toutes les innovations, slavophile un quart de siècle avant l'invention du panslavisme; honnête homme capable de faire des dénonciations sans trop de scrupule et de tremper niaisement dans les scélératesses, toujours en vue de la gloire de l'Eglise grecque et des races slaves. L'autre était le métropolitain de Pétersbourg lui-même, éraphin. C'était un véritable évêque byzantin, une de ces têtes vénérables à cheveux blancs qu'on voit sur les vieux tableaux et sur le mont Athos, qui imposent et qui cachent sous leur crâne épais une incapacité parfaite, un fanatisme incurable et stationnaire. Après avoir officié toute la vie, ces gens prennent la liturgie pour la réalité et le rituel pour le sacro-saint delà religion; ils poussent la religion vers le fétichisme et la foi jusqu'à l'idolâtrie. L'intelligence devient complètement impuissante à saisir quelque chose qui ne porte pas le cachet de l'Esprit Saint. Et dans le cas donné, non seulement le cachet de l'Esprit Saint en général, mais spécialement celui du paraclète grec. Le métropolitain de Pétersbourg et l'amiral philologue, ces deux «enfants» de soixante-dix et quelques années, guidés, poussés et galvanisés par le jeune Loyola de Novgorod, dans les mains d'Araktchéieff formaient une force énorme.

    Galitzine inonde la Russie de traductions de l'Evangile du vieux slave en russe moderne. Les vieux orthodoxes virent dans cette vulgarisation de la parole divine une profanation sacrilège Ils flairèrent du protestantisme dans les bibles, dans la société biblique et dans le piétisme tout allemand du prince-ministre

    é et entouré de dames aristocratiques, prêchait contre l'invasion de l'esprit moderne dans les salons'. L'amiral Сhichkoff pérorait dans les académies et les sociétés littéraires, en voyant des mémoires fulminants à l'empereur. Le métropolitain se taisait et préparait pour coup de grâce un bélier d'une autre force.

    Les choses vinrent au point que le saint énergumène de Novgorod, rencontrant le prince Galitzine chez la comtesse Orloff[51] célèbre par sa bigoterie et les dons immenses qu'elle fit au couvent de Photius, commença directement à l'attaquer. Le prince ne se rendit pas et répliqua. Alors le moine se leva, pâle, tremblant, il arrêta ses yeux étincelants sous un front bas et petit, et lui dit: «Tu ne veux pas écouter l'appel... tu veux la lutte, nous verrons qui de nous est le plus fort... et dès ce moment, sois maudit, je prononce l'anathème contre toi». Le prince, terrifié, ne fit rien.

    Il était perdu. Dans ces cas, il faut immédiatement frapper ou recevoir le coup.

    Quelques jours après, à une heure insolite pour des audiences officielles, à six heures après le dîner, Pétersbourg vit avec étonnement la voiture de parade du métropolitain parcourir la ville et s'arrêter devant la grande entrée du Palais d'Hiver. Sa sainteté demandait à être introduite chez l'empereur,d'urgence et à l'instant même. Tout le palais ébahi, en émoi, la foule se rassemblant sur la place, et le vieillard à cheveux blancs donnant à droite et à gauche sa bénédiction. L'empereur, qui ne se doutait de rien, étonné, effrayé, le reçut dans son cabinet de travail. Le vieux prêtre, tenant un livre à la main, fléchit les genoux devant l'empereur et se prosterna à ses pieds; d'une voix pleine de larmes il lui dit que: «le temps est venu, pour lui, tzar orthodoxe, de sauver l'orthodoxie; l'Eglise est en danger! Il faut immédiatement éloigner l'apostat».

    é, promit tout.

    Le livre était l’œuvre la plus inoffensive et la plus ennuyeuse du monde: s'était la traduction d'un recueil d'articles pieux du pasteur anglican Gasser, qui se trouvait à Pétersbourg.

    Ce recueil était imprimé par la société biblique, d'après l'ordre du ministre. Magnitzky, trahissant son chef et son bienfaiteur, vola par l'intermédiaire d'un prote, qu'il avait suborné, des feuilles de l'ouvrage et les porta chez le vieux fanatique comme preuves de propagande luthérienne.

    Galitzine, de persécuteur devint persécuté. Alexandre tombait complètement sous l'influence d'un clergé idolâtre, grossier et ignorant. C'était déjà l'aube de l'Eglise ée par lui, sanctifiée par les Slavophiles de Moscou, et qui projette maintenant les ombres noires de ses cinq coupoles byzantines sur toute la Russie.

    Chichkoff fut nommé ministre de l'instruction publique.

    Alexandre resta deux heures en tête à tête, enfermé dans son cabinet, avec Photius. Le moine en sortit impassible, comme il était entré. Nul ne saura de quoi les deux hommes ont parlé...

    er.

    Il s'éclipse, devient presque invisible, s'éloigne du monde, fuit les fêtes et les réceptions, visite seul des couvents, tourne les grandes villes par des traverses, et En 1824, il apparaît pour un instant à Moscou[52], à Taganrog... Comme nous en avons parlé dans le chapitre précédent.

    Les coups de canon du 14/26 décembre 1825 étaient son requiem élancolique et étrange.

    III

    écembre 1825. Il n'était pas à Pétersbourg ce jour grand et tragique.

    Nous verrons dans les mémoires du prince Serge Troubetzkoï que la journée était parfaitement motivée, quoique elle soit venue comme par surprise. Nous verrons quelque détails donnée par J Poustchine et Nicolas Bestoujeff.

    Maintenant nous suivrons le récit de notre auteur.

    Après une tentative échouée pour soulever les troupes à Moscou, profitant de la confusion du second serment, Yakouchkine resta tranquille à Moscou, et ce n'est que le 10/22 janvier qu'il fut arrêté, immédiatement envoyé à Pétersbourg et enfermé au rez-de-chaussée du Palais d'Hiver. — «Le lendemain soir on me mena, — dit Yakouchkine, — à l'Ermitage. Dans un coin de la grande salle des tableaux, sous le portrait de Clément IX, se trouvait le général Lévachoff, assis devant une table de jeu. Il me montra une chaise vis-à-vis de lui et commença par la question: „Avez-vous appartenu à la société secrète?" Je répondis affirmativement.

    — Quels actes connaissez-vous de la société?

    — Des

    — Monsieur, vous ne devez pas présumer que nous ne savons rien. L'événement du 14/26 décembre n'était qu'une explosion prématurée. Vous savez très bien qu'en 1818 encore vous deviez tuer l'empereur Alexandre.

    Cela me donna à penser. Je ne croyais pas que la discussion dans notre petit comité fût connue.

    — J'ajouterai quelques détails, — continua Lévachoff. — Parmi les personnes qui étaient présentes et qui projetaient le régicide, c'est votre nom que le sort désigna comme exécuteur.

    — Pardon, général, je me suis offert moi-même pour porter le coup.

    évachoff inscrivit mes paroles.

    — Maintenant, je vous prie de me nommer ceux de vos complices qui étaient présents à ce conciliabule.

    — Il m'est impossible de le faire; en entrant dans la société secrète, j'ai donné ma parole de ne jamais nommer les personnes.

    — On vous forcera. Je dois vous dire que nous avons en Russie la torture.

    — Je suis très reconnaissant à Votre Excellence de la confidence que vous me faites, et je sens, dans ce cas, plus que jamai le devoir de ne nommer personne.

    — Pour cette fois, — dit le général, en français, — je ne vous narle pas comme votre juge, mais comme un gentilhomme, votre égal, et je ne conçois pas pourquoi vous voulez être martyr pour des gens qui vous ont trahi et vous ont nommé.

    — Je ne suis pas ici pour juger la conduite de mes camarades, et je ne dois penser qu'à remplir les engagements que j'ai pris en entrant dans la société.

    — Tous vos collègues ont déposé que le but de la société était le changement du gouvernement autocratique en gouvernement représentatif.

    — Cela peut bien être.

    — Mais quelle est donc la constitution qu'on voulait introduire?

    — Je ne saurais vous trop préciser, général.

    — De quoi vous êtes-vous donc occupé dans la société?

    — Je m'occupais spécialement de la recherche des moyens d'émancipation des paysans.

    — Eh bien, que dites-vous à ce sujet?

    — Je dirai que c'est un nœud que le gouvernement doit dénouer nécessairement, et s'il ne le fait pas, il se dénouera de lui-même d'une "manière terrible et violente.

    — Que peut faire le gouvernement dans ce cas?

    — Le rachat des terres.

    — Impossible, vous connaissez vous-même l'état de nos finances.

    Encore quelques questions et une seconde invitation de nommer les membres de l'association, encore un refus de ma part. Lévachoff me donna la feuille sur laquelle il griffonnait pendant mDtre conversation, et me demanda: „Voulez-vous signer?" Je la signai sans avoir lu ; il me congédia, je sortis. Pendant la conversation avec Lévachoff je me sentais à mon aise, et je ne cessai de contempler la sainte famille de Dominiquin. Me trouant seul avec une ordonnance, je commençai à réfléchir sur le mot torture prononcé par le général. La porte s’ouvrit et Lévachoff me fit signe de rentrer. Près de la table se tenait debout l’empereur. Il me dit d’approcher, et après: „Avez-vous pensé a ce qui vous attend dans l’autre monde ? La damnation éternelle. Vous pouvez mépriser l’opinion des hommes, mais les punitions du ciel pour avoir trahi le serment! Je ne veux pas votr perte irrévocable, je vous enverrai un prêtre". Une pause.

    — Pourquoi ne me répondez-vous pas?

    — Je ne sais pas ce que Votre Majesté daigne me demander

    — Il me semble que je parle assez clairement. Si vous ne voulez pas traîner à l'abîme votre famille, si vous ne voulez pas qu'on vous traite comme un cochon,

    — J'ai donné ma parole de ne nommer personne. Ce que j'ai pu dire sur mon compte, je l'ai tout dit à Son Excellence, — ré-pondis-je en montrant Lévachoff, qui se tenait éloigné dans une position respectueuse.

    Son Excellence et votre dégoûtante parole d'honneur !

    — Je ne puis nommer personne.

    Lui mettre des fers... l'enchaîner de manière qu'il ne puisse se mouvoir.

    ât en parlant avec calme et modération, en relevant les côtés faibles de la société; je craignais qu'il ne m'accablât par sa générosité. Mais dès le premier instant j'étais rassuré. Je me sentis plus fort que lui, et tel je suis resté pendant toute la conversation.

    éra à la forteresse. Le commandant général Soukine, qui avait une jambe de bois, me reçut; il prit la petite feuille de papier qu'on lui présenta, l'approcha de la bougie et dit lentement:

    — Ordre de t'enchaîner !»

    «les oubliettes de Pétersbourg»r dans le fameux ravelin d'Alexis, où l'on entrait quelquefois, mais d'où l'on ne sortait presque jamais. C'est là que le féroce Pierre Ier érir son fils Alexis (de là le nom du ravelin); c'est là que périt la pauvre princesse Tarakanoff, noyée dans sa casemate.

    énaire, chef du ravelin, mena Yakouchkine dans la casemate № 1. On lui ôta ses habits, on lui donna une chemise grossière toute en loques et un pantalon pareil. «Après quoi le vieillard se mit à genoux pour remettre les fers, enveloppa dans un chiffon les menottes et me demanda si je pouvais écrire. Je lui répondis affirmativement. Sur cela il me souhaita une bonne nuit, et, disant: « La miséricorde de Dieu nous sauvera tous », il sortit avec sa suite. La porte se ferma sur eux, et j'entendis le bruit deux fois répété de la serrure.

    étais avait six pas de longueur sur quatre de largeur; les murs portaient encore des traces de l'inondation de 1824, les carreaux étaient enduits d'une couleur blanche, la fenêtre barrée par une forte grille de fer. Un lit, un poêle, une petite table, une cruche d'eau, une veilleuse, une chaise de nuit et deux chaises, tel était l'ameublement. A neuf heures du soir un soldat m'apporta un potage aux choux; il y avait deux jours que je n'avais mangé, je me mis non sans plaisir au stchi. était peu commode avec les chaînes (elles pesaient près de douze kilogr <ammes>), qui faisaient un tel bruit que j'avais conscience d'ennuyer mes voisins. Je me couchai et j'aurais tranquillement dormi, si les menottes ne m'eussent réveillé à chaque instant.

    Le lendemain j'étais encore au lit lorsque la porte s'ouvrit, et un vieux prêtre, haut de taille et tout blanc de cheveux, entra. Il prit une chaise, se mit à côté de mon lit et me dit que l'empereur l'avait envoyé chez moi.

    — Est-ce que vous faites chaque année vos dévotions?— me dit-il.

    — Il y a plus de quinze ans que je n'en fais pas.

    — Vous étiez peut-être empêché par le service?

    — J'ai quitté le service depuis huit ans. Je ne faisais pas mes dévotions parce que je ne suis pas chrétien.

    être me parla alors de l'autre monde, des châtiments.

    — Si vous croyez en la miséricorde de Dieu, — dit Yakouchkine, — vous devez être convaincu que nous tous serons pardonnés — vous, moi et mes juges.

    était un brave homme. Il se retira les larmes aux yeux, en disant qu'il était désolé de ne pouvoir rien faire pour moi. Après lui, un sergent m'apporta, au lieu du dîner, pain de caserne. (C'était par la faim que le profond Nicolas voulait convertir à la religion cet homme de fer!) Un officier m’apporta ma pipe et le tabac être, encore plus haut de taille, entra chez moi: c'était l'archiprêtre de la cathédrale de Kazan. Ses allures étaient tout autres; il m'embrassa avec tendresse et me parla de la patience avec laquelle les apôtres et les premiers pères souffraient leur terrible position.

    — Saint père, — lui dis-je, — vous êtes venu ici par ordre du gouvernement?

    épondit:

    — Certainement, sans une autorisation du gouvernement il me serait impossible de venir chez vous; mais, dans votre position, il me semble que vous devriez être content si un chien entrait chez vous. Voilà pourquoi je pensais que ma visite ne vous serait pas désagréable.

    — Certainement, chaque visite me ferait un plaisir extrême, mais vous êtes prêtre, et je vous demande la permission de commencer notre connaissance par une entière franchise. Comme prêtre, vous ne m'apporterez pas de grandes consolations. Au contraire... il y a parmi mes collègues des croyants qui seraient peut-être heureux de vous voir.

    — Je ne veux rien savoir de vos croyances, — dit l'archiprêtre Myslovsky. — Vous souffrez et je serai heureux si les visites non du prêtre, mais de l'homme, peuvent vous être agréables.

    Je lui tendis ma main.

    à l'exception de la religion.

    étenus, Boulatoff, se démenait dans un accès de rage. Pendant huit jours il avait refusé toute nourriture. Ni prières ni menaces ne pouvaient le contraindre. Il devint fou furieux, on l'envoya à l'hôpital, où il mourut dix jours après. Avant sa mort on amena ses deux petites filles, qu'il aimait tendrement. Elles ne reconnurent pas leur père et prirent la fuite par horreur de lui.

    Le même jour un caporal apporta, le soir, un pain blanc, me l'offrit ât pas de miettes comme pièce d'accusation contre l'officier.

    Le lendemain le commandant de la forteresse vint lui-même me voir. Il me conjura de nommer les membres de la société pour adoucir mon sort, et fit un long panégyrique du nouveau tzar, allant jusqu'à dire qu'il était un ange de bonté.

    — Dieu veuille qu'il en soit ainsi, — lui répondis-je.

    — Eh bien, sans prendre note de votre obstination, j'ordonnerai qu'on vous apporte un dîner; mais comme vous n'avez depuis longtemps rien mangé que du pain, je vous enverrai avant du thé.

    Je le remerciai, en disant qu'au bout du compte je ne tenais pas trop à ces choses. Pourtant il m'envoya du thé et un potage.

    à l'archiprêtre et lui dis que le vieux général me semblait être, somme toute, un brave homme. Sur cela, Myslovsky fit observer que la bonté du commandant était principalement fondée sur le désir sincère que je n'aille pas mourir comme Boulatoff à la suite de la nourriture insuffisante et mauvaise. Car, dit-il, la Commission de l'enquête tient énormément que personne ne meure avant la fin du procès»[53].

    ... Les premiers jours de février un officier d'ordonnance apporta à Yakouchkine une lettre de sa femme, dans laquelle elle lui communiquait la naissance d'un fils. Cette lettre a été délivrée à Yakouchkine par ordre de l'empereur. Sa joie était immense. Il voulut même écrire une lettre de remerciement à l'empereur, heureusement l'officier était déjà parti, et la lettre ne fut pas écrite. Le même jour, après le souper, l'aide de camp de la place lui ordonna de mettre ses habits et de le suivre. Il lui apprit la manière de soutenir un peu les chaînes aux pieds par un mouchoir, lui banda les yeux, lui jeta sur les épaules une pelisse, et le mena en traîneau dans la maison du commandant. Là, après une assez longue attente, on introduisit Yakouchkine dans un grand salon fortement éclairé et on ôta le mouchoir de ses yeux.

    «Je me trouvais au milieu d'une vaste pièce, à dix pas d'une table couverte de drap rouge. La première place était occupée par le président de la Commission, Tatistcheff; à côté de lui était le grand-duc Michel, ensuite le prince Alexandre Galitzine, le général Diebitch; entre lui et le comte Tchernychoff il y avait une place vide, celle de Lévachoff. De l'autre côté du président étaient: le général gouverneur Koutouzoff, le comte Benkendorl, le général Potapoff et l'aide de camp colonel Adlerberg, qui sans être membre de la Commission y assistait pour faire ses rapports à l'empereur.

    ès un moment de silence, le comte Tchernychoff me dit d'un ton solennel:

    — Approchez!

    Mes fers retentirent dans la salle.

    — Avez-vous, — me dit-il, — prêté serment à l'empereur actuel?

    — Non.

    — Et pourquoi cela?

    — Je n'ai pas prêté le serment parce que le serment est entouré de tant de formalités et de promesses que je n'ai pas cru convenable de le faire sans y croire.

    ée m'est venue que la lettre de ma femme avait été employée comme guet-apens. Je regardais dès ce moment avec un dégoût profond et un mépris sans bornes mes juges.

    — Vous voulez sauver vos complices, — me dit Tchernychoff, — vous ne réussirez pas.

    — Si je voulais sauver quelqu'un, j'aurais commencé par moi-même, et dans ce cas je n'aurais pas dit ce que j'ai dit au général Lévachoff.

    — Quant à vous, vous ne pouvez pas vous sauver. Si le comité vous demande les noms, c'est dans le but unique de soulager votre sort. Comme vous persistez dans votre refus, nous vous nommerons tous les membres qui étaient présents lorsqu'on a pris la décision de tuer l'empereur défunt. Il y avait Alexandre, Nikita, Serge et Mathieu Mouravioff, Chakhovskoi. Les uns affirment que le sort vous a désigné, d'autres que vous vous êtes proposé vous-même.

    — Les derniers ont raison.

    — Quelle affreuse position, — dit le prince A. Galitzine, — d'avoir l'âme chargée d'un tel crime! Est-ce que le prêtre a été chez vous?

    — Oui, il a été chez moi.

    éveilla et, sans bien comprendre de quoi il s'agissait, s'écria:

    — Comment, il n'a pas laissé entrer chez lui le prêtre!

    être y avait été.

    — Est-ce qu'il n'y avait personne qui s'opposât dès le commencement à votre affreux projet?

    — Von Wiesen.

    écrit.

    ès on m'apporta les mêmes questions par écrit».

    «Ici, — dit Yakouchkine avec une sainte franchise, — ici commence l'action délétère, corruptrice de la prison, des fers, de la fatigue, du soin de sa famille, etc. Je commençai à tergiverser. Il me semblait que je jouais le rôle d'un Don Quichotte qui se présente, l'épée à la main, devant un lion qui, en le voyant, bâille, détourne la tête et s'endort».

    Yakouchkine écrivit les noms de tous les membres és en sa présence par la Commission et il en ajouta deux: le général Passek, qui s'était suicidé, et Tchaadaïeff, qui n'était pas en Russie.

    Vers la fin du grand carême, Yakouchkine consentit — et il désigne cela comme seconde chute — à communier. Le soir du même jour on ôtait, sur l'ordre de l'empereur, les fers de ses pieds. Les premiers temps cela l'embarrassait; il était si faible que les fers qui restèrent sur les bras l'emportaient par leur poids. Une semaine après, le jour de Pâques, on ôta aussi les fers des bras.

    «On me fit entrer dans une chambre dans laquelle je trouvai Nikita et Mathieu Mouravioff, le prince Volkonsky, Alexandre Bestoujeff et Guillaume Küchelbecker. J'ai été très heureux de revoir les amis, principalement les Mouravioff, et pourtant j'ai été frappé du grand changement que je trouvai en eux; ils étaient amaigris et exténués par la prison.

    être apparut un instant, pour me glisser ces mots:

    — Vous entendrez parler de la sentence de mort, ne croyez pas à l'exécution».

    étropolitains, des archevêques, des membres du Conseil d'Etat, des généraux étaient assis devant une table; derrière eux se trouvait le Sénat. On leur lut la sentence de mort[54], et on les renvoya aux casemates.

    «A minuit on vint me réveiller, on m'apporta mes habits et on me mena sur le pont qui réunit le ravelin à la forteresse. De tous les côtés, de toutes les casemates on menait des condamnés que l'on dirigeait vers la forteresse. Une fois réunis, nous traversâmes sous escorte la grande porte; nous passâmes à côté d'un échafaudage surmonté de deux poutres et d'une solive; des cordes descendaient de la solive. L'idée ne nous vint pas que c'était un gibet. Nous étions convaincus que personne ne serait exécuté.

    és d'ambassade. Ils étaient étonnés que les condamnés, qui devaient dans un instant perdre fortune et position, allaient la tête haute, parlant gaiement entre eux, entendre la sentence.

    ès quoi on ordonna de mettre à genoux les militaires, de leur ôter leurs uniformes et de briser leur épée au-dessus de la tête. J'étais le dernier du côté droit, et c'est par moi que devait commencer l'exécution. Le soldat du train qui faisait la besogne me frappa de toute sa force avec mon épée sur la tête. On l'avait mal sciée au milieu. Je tombai, et en me relevant je lui dis: « Tu m'assommeras si tu me frappes encore une fois avec cette force ». Le général gouverneur Koutouzoff était à côté, à cheval, et j'ai très bien vu qu'il riait en voyant cette déplorable scène. A une centaine de pas on jetait sur des bûchers iios uniformes, décorations, etc.»

    ès cette cérémonie on les ramena dans les casemates... Le sergent qui apporta le dîner à Yakouchkine était pâle et abattu, il hasarda quelques mots: «Des horreurs ont été commises, cinq des vôtres ont été pendus». Yakouchkine ne pouvait le croire. Enfin le prêtre entra, le ciboire en main. «Est-ce vrai?» — lui dit Yakouchkine. Le prêtre se jeta sur une chaise et serra en sanglotant le ciboire avec ses dents...

    était présent à l'exécution. «Ils se préparaient tous à la mort avec un calme sublime, — dit-il, —et une grandeur d'âme à toute épreuve. Seul, Michel Bestoujeff avait des moments de faiblesse; il était si jeune (vingt-trois ans) et désirait tant de vivre encore». A deux heures du matin, l'archiprêtre les accompagna, donnant le bras au jeune Bestoujeff. Au pied du gibet, Serge Mouravioff s'agenouilla et d'une voix forte, prononça: «Que Dieu sauve la Russie et qu'il sauve le Tzar».

    «Profondément religieux, — ajoute Yakouchkine, — Mouravioff était sincère, il priait en mourant pour le tzar, comme le Christ priait sur la croix pour ses ennemis».

    être, en descendant les degrés de l'échafaud, entendit un bruit, tourna encore une fois les yeux vers les martyrs, il vit Pestel et Bestoujeff pendus, et les trois autres gisant, blessés, sur les planches, leurs têtes ayant passé par les nœuds des cordes, mouillées par la pluie.

    était grièvement blessé, une jambe était Iracturée. «Pauvre Russie, — dit-il, — on ne sait pas même pendre un homme». Kahovsky prononça quelques imprécations. Ryléïelf ne dit pas un mot[55]. Le général Tchernychoff ne perdit pas la tête, il ordonna de les pendre encore une fois.

    énit leurs cadavres[56].

    Le 15 juillet, sur la place de Pierre, il y avait un étropolitain y assistait avec tout le clergé. L'archiprêtre Myslovsky n'y alla pas, il resta seul dans la cathédrale Puis prennant le costume de deuil, il officia une messe de mort pour les cinq martyrs... Une femme éplorée entre dans la cathédrale et voit le vieux prêtre prosterné devant l'autel, priant pour le repos de l'âme de Serge, Paul, Michel et Conrad.

    était la sœur de Serge Mouravioff[57].

    Il y a un point de rapprochement entre ce grand martyr et moi, qui m'est trop cher pour ne pas le communiquer à nos lecteurs.

    Yakouchkine mourut à Moscou en 1856. Il revint de la Sibérie orientale après l'amnistie donnée par l'empereur actuel. Les mesquineries policières rendaient dure et blessante cette amnistie pour les vieillards. On refusa à Yakouchkine le permis de séjour à Moscou, et on ne revint sur cette décision que lorsqu'il tomba grièvement malade. Une nouvelle offense attendait le moribond à Moscou. Un factum semi-officiel sur l'avènement au trône de Nicolas fut imprimé par ordre de l'empereur. Après trente années, les vieilles injures, fardées à neuf, se dressaient comme un Ave à la rencontre des ressuscites.

    ès avoir lu la brochure, dit en me désignant: «Je suis sûr qu'il vengera notre mémoire»[58].