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  • Nouvelle phase de la littérature russe (Новая фаза в русской литературе)

    Nouvelle phase de la litterature russe
    Новая фаза в русской литературе
    Примечания

    NOUVELLE PHASE DE LA LITTÉRATURE RUSSE

    La nouvelle période littéraire commencée en Russie après la mort de Nicolas et la guerre de Crimée, période de réveil et d'élan dans le genre de la «Drang und Sturm» ériode des Allemands, vient d'être en partie détournée de sa voie. Cinq ans ont suffi pour fatiguer le gouvernement et la société. Le gouvernement, après l'émancipation des serfs, a eu peur de s'être trop avancé. Aux malentendus que les nouvelles ordonnances ont fait naître parmi les paysans, il répond par la mitraille; aux refus des étudiants d'obtempérer à de puériles exigences — par les casemates et l'exil: les condamnations pour délits politiques recommencent. Le 14 décembre 1861, le poète Mikhaïlov est condamné aux travaux forcés, pour avoir adressé à la jeunesse un appel qui n'a eu aucune suite.

    été, ce qui est peut-être plus étonnant, commence aussi à murmurer. Elle semble fatiguée de la liberté, avant même de l'avoir obtenue. Elle en craint les excès, avant d'en avoir eu la jouissance. La première effervescence passée, tout tend au calme plat.

    Il ne fallait qu'un prétexte pour entrer en pleine réaction, La police le fournit. Pour sortir de l'impasse, elle frappe un grand coup, à «rouges», les «socialistes» et la jeunesse en général, l'incendie d'un quartier de Saint-Pétersbourg qu'elle n'a pas su éteindre, et auquel peut-être ont aidé quelques voleurs de rue. Ceci se passait au mois de mai 1862.

    ût attendue, s'élève dans les journaux une clameur contre les incendiaires. On demande des enquêtes et «des punitions extraordinaires». On accuse des jeunes gens qui avaient répandu une espèce de manifeste révolutionnaire.

    «La Gazette de Moscou» tâche d'établir la complicité de la «Jeune Russie» avec les incendiaires et de faire peser sur celle-là la responsabilité des actes de ceux-ci. L'opinion publique s'alarme. On a peur à Pétersbourg. On a peur à Moscou. On a peur dans les provinces. Le gouvernement doit été, rassurer les esprits; et, pour ce faire, il s'empresse d'ordonner l'arrestation de quelques centaines de jeunes gens, étudiants et littérateurs.

    La part que les journaux ont prise à cette alarme a été le prologue de la nouvelle phase du journalisme russe, phase, qui, l'année passée, a fait frémir l'Europe par la franchise sans gêne avec laquelle les feuilles russes ont applaudi aux supplices des Polonais et fait l'apothéose des exécuteurs.

    Cependant, l'enquête sur les incendies continuait. Des centaines de personnes étaient examinées. Des maisons sans nombre étaient fouillées. On découvrait des presses clandestines, des imprimés destinés à être répandus, des projets de constitution, des rêves d'utopistes; mais pas un seul complice de ces farouches incendiaires qui avaient imaginé de brûler une ville pour gagner les sympathies de ses habitants.

    èle fiévreux et avec tous les moyens dont la police russe dispose on poursuivit l'instruction de ce procès... Pas un coupable.

    A quatre reprises différentes «Le Kolokol», de Londres, a demandé les noms de ces exécrables Catilinas, de ces nouveaux Hérostrates, et les détails des peines qui leur ont été infligées... Silence de mort.

    étersbourg, homme loyal et honnête, fit un rapport sur le procès, et voulut le publier. Mais le ministre de l'intérieur, M. Valouïev, s'y opposa, trouvant scabreux de déclarer, après un an d'enquêtes, que l'on n'avait rien découvert. En outre, il était d'avis qu'il était bon pour le gouvernement de laisser planer le soupçon sur les hommes inquiets et turbulents.

    Le gouvernement s'est vu si bien soutenu dans les vues réactionnaires, qu'il a commencé aussitôt à poursuivre avec acharnement la presse indépendante. On suspend les Revues; on jette à la forteresse le publiciste le plus notable, Tchernychevski; on menace les uns; on achète les autres, et l'on parvient ainsi à créer une littérature d'ordre et édilitê morale, é en Russie.

    érature même, agit dès lors avec des armes beaucoup plus dangereuses que ne l'étaient les ciseaux. Un système d'insinuations, une police de correspondants commence à s'établir. II ne fallait plus après cela que le soulèvement de la Pologne, pour que toute retenue, tout sentiment de décorum fussent dépassés.

    C'est de cette période étrange, triste, que nous voulons dire-quelques mots.

    I

    érature russe — proprement dite — ne commence qu 'avec le XVIII-e siècle, c'est-à-dire avec la réforme de Pierre I-er. Elle en sort, nouvelle Minerve, tout armée de diplômes et en uniforme académique. La période naïve d'une croissance normale lui manque. Elle commence par les satires du prince Kantémir, et prend racine par les comédies de Von Viezen, pour aboutir au rire amer de Griboïédoff, à l'ironie implacable de Gogol, et à une négation sans peur, et sans bornes, de la nouvelle école.

    ète et grand artiste qui puisse, par son chant, sonore et large et sa placidité esthétique, faire exception, est Pouchkine; et c'est lui qui a tracé la figure triste et tout à fait nationale d'Onéguine, de

    une autre littérature en germe. Mais celle-ci n'avait rien de commun avec la littérature civilisée. La langue, les caractères même de l'impression, tout était différent. С 'était une littérature vulgaire et pauvre, dans laquelle se faisaient entendre les premiers sons d'un lyrisme-tout populaire et les pieuses méditations des sectaires proscrit» et persécutés; les chants en étaient doux, tristes, mélancoliques; se laissant aussi quelquefois aller à des accès de gaîté folle. Quant, aux traités religieux, ils étaient toujours sombres, austères, ascétiques. Les chants, grâce aux nourrices, aux bonnes, à quelques vieux serfs, pénétraient parfois dans le monde é. La littérature souterraine des sectaires restait cachée dans les forêts, au sein des communautés assez éloignées pour échapper à la double surveillance de la police orthodoxe et de l'église policière. Ce n'est que dans les derniers temps que l'on a commencé à recueillir, de la bouche même des paysans, ces chants et ces mélodies.

    évenir dès le commencement nos lecteurs, que dans le cours de cette étude — comme dans la ci-devant bonne compagnie russe — nous ne parlerons pas du tout de cette littérature élémentaire et nationale, qui a été constamment au-dessous du érature qui nous occupe n'est pas une simple fleur «de champs. Loin de là, c'est une fleur exotique, transportée à grands frais dans les serres impériales de Pétersbourg. Elle ne fut jamais soignée par les mains rudes d'un paysan. Ce fut dans les écoles d'Allemands cosmopolites, dans les casernes de la garde impériale et les chancelleries des bureaucrates qu'elle reçut son éducation. Aussi ne sortit-elle jamais, du cercle de là noblesse et des employés de l'Etat, et ne fut-elle, au fond, elle-même qu'un genre de service, un emploi, une fonction. Cela ne paraîtra pas étrange aux Allemands; ils ont eu une «philosophie de l'Etat»; nous avons eu également une littérature de l'Etat, ordonnée par le gouvernement, imposée par la police. Mais ce qui est fort étrange, c'est qu'après avoir fait son éducation aux frais de la couronne, dès qu'elle se sentit tant soit peu ferme sur les propres pieds, elle se transforma, avec une ingratitude remarquable, en opposition sourde, en protestation d'ironie et de dérision.

    être plus erroné que de croire que cette littérature artificielle, transvasée de l'Occident, et frelatée d'une Infusion allemande, n'ait pas été effectivement assimilée par le milieu russe, et ne se le soit pas assimilé à son tour. C'est tout le contraire. Elle a poussé des racines très vivaces dans un sol pierreux, dur, couvert de boue, où elle s'est, développée, maladive mais tenace, dès qu'elle se sentit tant soit peu délivrée de jardiniers pédants qui sacrifiaient tout à la régularité classique, et aimaient la taille des arbres plus que les plantes elles-mêmes. Elle s'est développée, avec la satire sur les lèvres et le dédain du milieu qui l'entourait dans le cœur, comme se développent ces pauvres gamins des grandes villes, dans des carrefours sans air et sans lumière, entre une remise et un ruisseau, malingres, nerveux, étiolés, pâles, mais possédant un fond inépuisable de forces et de précocité. Comme eux, la littérature russe, dans sa première période, n'a jamais vu les champs. Elle ne s'est jamais éloignée de l'antichambre du palais; elle n'a jamais dépassé la dernière marche de échelle des rangs. Elle s'arrêtait là, où cesse l'officier et où commence le simple mortel. Et с 'était juste; car, personne ne le lui enseignant, le simple mortel ne savait pas lire.

    écessité intérieure d'existence, sans souvenir, rompant avec le passé, méprisant tout ce qui était russe à l'exception de la force brutale et de la gloire militaire, se méprisant enfin elle-même, vu la position ridicule d'une-société, pour ainsi dire, condamnée par le gouvernement à une-civilisation pénale, cette littérature portait en elle évidemment les conséquences de son origine abrupte et révolutionnaire.

    état fort, avec un peuple passif. Il méprisait le peuple russe, dont il n'aimait que le nombre et la force, et poussait la dénationalisation beaucoup plus loin que ne le fait en Pologne le gouvernement actuel.

    érée comme un crime; le kaftan comme une révolte; des tailleurs menacés de mort pour avoir fait des habillements russes aux Busses: était bien là le пес plus ultra.

    étranger n'ont fait que répéter, et cela à six générations au moins, ce commandement de Pierre I-er: cesse d 'être Russe, et tu auras bien mérité de la patrie. Méprise ton père, rougis de ta mère, oublie tout ce qu 'on t'a appris à respecter dans la maison paternelle, et, de paysan que tu es maintenant, tu seras civilisé et Allemand; et une fois bien civilisé et bien Allemand, l'empereur te récompensera. Tu seras maître. Tu posséderas toi-même des paysans; et tu pourras, à l'occasion, acheter ta mère, si elle est serve, ou vendre ton père, s'il n'est pas libre[47]. éducation!

    — comme les pansla-vistes-moscovites — les moeurs et les coutumes qui régnaient en Russie avant Pierre I-er, et qui rendirent nécessaire une révolution violente. Nous ne parlons ici que de l'effet moral de la pédagogie étrange que nous venons de décrire.

    Le tzarisme était sans le moindre doute inférieur au régime de Pétersbourg. Ce dernier avait en lui un levain, une agitation, une inquiétude, l'instigation de l'avenir, et par conséquent la possibilité de sortir de l'état présent, tandis que dans l'ancien régime il y avait une absence complète de mouvement, une véritable stagnation, un manque d'intelligence, d'idéal, de but. Une fois à l'abri des dangers extérieurs, ne craignant plus ni les Mongols, ni les Polonais, ni les Lithuaniens, le tzarisme ne savait plus que faire. Il avait bien des velléités timides de changement; mais une atmosphère lourde et somnolente s'épaississait autour de son trône byzantin. Le peuple, rendu plus malheureux que jamais par l'extension et la consolidation du servage, après des soulèvements désespérés commençait déjà à se retirer dans son Moscou tournait à une sorte de Chine boréale. Heureusement ce sommeil n'était pas tranquille. Il y avait comme un sentiment vague de remords, de gêne; et une fermentation désordonnée de forces non employées, trahissant un malaise organique, se manifestait par la corruption profonde des classes supérieures.

    écontentement plus senti que formulé, qui trouvèrent enfin leur représentant dans la personnalité violente, impatiente et novatrice de Pierre I-er. Pierre I-er fut véritablement pris pour un sauveur parce qu'ayant réveillé les gens en sursaut, il rouait de coups ceux qui s'endormaient encore une fois.

    éthargie se trouva soudain violemment emporté par une activité fiévreuse. La couche supérieure, éveillée et entraînée dans le mouvement, se détacha de plus en plus de la masse; tout rapport humain cessa entre les cimes et les vallées et ce fut au milieu de ce procès de séparation et de divorce définitif que se forma la littérature russe, protégée par le gouvernement comme une branche du service public. Si l'on pense à cette position étrange, on voit facilement quels sont les deux seuls sentiers dans lesquels cette littérature pouvait marcher. Elle n'avait de choix qu'entre un gouvernementalisme absolu, peut-être même sincère, vu que le gouvernement représentait «la civilisation», et le caractère d'ironie et de sarcasme qui seul peut convenir à des hommes placés entre deux mondes absurdes, au milieu d'un remue-ménage désordonné, d'un véritable bal masqué, où fourmillaient les contrastes les plus criants, où personne ne se reconnaissait, et où le grotesque n'était tempéré que par l'horrible et le farouche.

    ésie froide et pompeuse des dithyrambes et des panégyriques calquée sur le latin, l'ailemand et le français, ne pouvait devenir populaire, même dans la société de Saint-Pétersbourg. Derjavine, par exemple, était un grand talent; mais Derjavine, fort goûté dans les hautes écoles, dans les séminaires, parmi le clergé et les littérateurs, Derjavine lui-même était dans la société beaucoup plus respecté que lu.

    ès littéraire profond, sérieux, durable, appartient aux comédies de Von Viesen, écrites vers le milieu du règne de Catherine II.

    ès civilisé, philosophe dans le sens des encyclopédistes, appartenant lui-même à la haute société, ayant passé beaucoup de temps à l'ambassade russe à Paris, ne pouvait contenir sa verve satirique au spectacle de cette société demi-barbare aux allures d'une civilisation raffinée. Il essaya de représenter cet étrange amalgame sur la scène, et réussit parfaitement. On se pâmait de rire en se voyant ridiculisé sans pitié aucune. Le succès de son «Brigadier»[48] fut immense, complet. Le prince Potiomkine qui, avec tous ses défauts, était loin de manquer d'une certaine largeur d'esprit, après la première représentation du «Brigadier», à laquelle il avait assisté, rencontra l'auteur au sortir du théâtre, lui prit la main, et lui dit tout ému: «Von Viesen, meurs maintenant!»

    écrivit une seconde comédie. Le succès du «Nédorosl»[49] surpassa de beaucoup celui du «Brigadier».

    œuvre qui restera dans l'histoire et dans la littérature russe, comme tableau des mœurs de la Russie noble, régénérée par Pierre I-er.

    Ce premier rire — les satires du prince Kantémir n'étaient guère que des imitations — retentit au loin, et alla réveiller toute une phalange de grands rieurs. Et c'est à ces à travers les larmes que la littérature doit ses plus grands succès et la plus grande part de son influence en Russie.

    êmes, a été notre expiation, la seule protestation, la seule vengeance qui nous fût possible, et cela dans des limites très resserrées.

    ès que la conscience se réveillait, l'homme voyait avec dégoût la vie hideuse qui l'entourait: aucune indépendance, aucune sécurité individuelle, aucun lien organique avec le peuple. L'existence même n'était qu'un genre de service public. Se plaindre, protester — impossible. Radichtchev en fit l'essai. Il écrivit un livre sérieux, triste, plein de larmes. Il osa élever la voix en faveur des malheureux serfs. Catherine II le fit déporter en Sibérie, disant qu'il était plus redoutable que Pougatcheff. Se moquer était moins dangereux: le cri de rage prit le masque de rire; et voilà que de génération en génération, se mit à retentir un rire lugubre et fou, et qui s'efforçait de rompre toute solidarité avec ce monde étrange, ce milieu absurde et qui, de crainte d'être confondu avec lui, le montrait du doigt. Il n'y a peut-être pas d'autre peuple au monde qui l'eût souffert, pas de littérature qui l'eût osé. S'il y a une exception, elle n'appartient qu'à l'Angleterre. Et encore le grand rire de Byron et la raillerie amère de Dickens trouvent-elles des limites. Notre implacable ironie, notre ée ne s'arrête à rien, et n'a peur de rien dévoiler, car elle n'a rien de sacré à profaner. Le système d'éducation de Pierre I-er a porté ses fruits.

    ès littéraire qui ait suivi les comédies de Von Viesen, et cela à des intervalles de 50 et de 60 ans, appartient, comme il fallait s'y attendre, à une œuvre du même genre. Dans l'intervalle, il ne se fit pas grand'chose. La pensée russe dénationalisée, vague, flottante, sans initiative, toute d'imitation, tantôt penchant vers le martinisme, tantôt vers l'encyclopédisme, inspirait des livres maigres, décolorés, guindés, peu lus alors, oubliés maintenant.

    La comédie de Griboïedoff[50] vint clore le règne d'Alexandre I-er et relier par son rire l'époque, la plus brillante de la Russie moderne — époque d'espérances et de jeunesse morale — aux temps sombres et taciturnes de Nicolas.

    écier la portée et l'influence de l'œuvre de Griboïedoff en Russie, il faut se reporter aux temps où la première: représentation du «Mariage de Figaro» avait en France l'importance d'un coup d'Etat. Cette comédie russe a été lue, apprise par cœur et copiée dans tous les coins de l'Empire, avant la première représentation, avant ésentation de la pièce pour lui ôter l'attrait du fruit défendu et en autorisa l'impression tronquée pour contrecarrer la circulation du manuscrit.

    C'est encore une fois lе de la haute société russe, et principalement moscovite, qui fait le sujet de cette pièce. Mais ce n'est plus le bon vieux temps de Von Viesen; un demisiècle a apporté beaucoup de changements. Les couleurs ne sont plus si grêles, et le rire est moins gai. Le beau monde de Griboïedoff contrefait mieux Paris, quoiqu'il sente encore son cuir russe à dix pas de distance.

    était au commencement de notre siècle la haute société de Moscou, de laquelle on a fait en Occident l'invention fantastique des âtres dans leur opposition, ayant conviction erronée, mais ayant une conviction? On peut s'en faire une idée assez juste en consultant une série de lettres admirablés de miss Wilmott, publiées à la suite des mémoires de la princesse Dachkov[51]. Griboïedoff, né en 1795, au milieu de ce moude ? n'avait pas besoin de quitter la maison paternelle pour voir, de ses propres yeux, ces «spectres de dignitaires en retraite» écorations et de plaques des âbimes d'incapacité, d'ignorance, de vanité, de servilisme, d'arrogance, de lâcheté et même, de frivolité; et autour de ces «défunts qu'on a oublie d'enterrer, éants, tramant une existence de formalisme, d'étiquette, dénuée de tout intérêt général.

    œurs sont les mêmes; les ombres sont les mêmes; les seigneurs qui reviennent de leur province dans la capitale incendiée sont les mêmes. Mais il y a quelque chose de changé. Un esprit a passé; et ce qu'il a touché de son souffle n'est plus le même. Et d'abord, le foyer qui réfléchit ce monde a quelque chose de nouveau à quoi Von Viesen n'a pas songé. L'auteur a une arrière-pensée; et le héros de la comédie n'est que l'incarnation de cette arrière-pensée.

    élancolique et dépaysée dans son ironie, frémissante d'indignation et pleine d'un idéal rêveur, apparaît sur la dernière marche des temps d'Alexandre — la veille de l'insurrection sur la place d'Isaac — c'est leDécembriste? époque de Pierre I-er, et s'efforce-de distinguer au moins à l'horizon la terre promise... qu'il ne verra pas.

    écoute en silence, parce que le monde auquel il parle le prend pour un fou — fou à lier — et, derrière son dos, se moque de lui.

    II

    ériode qui s'étend de 1812 à 1825 doit être considérée comme la dernière période organique de l'époque civilisatrice était accompli, dépassé même.

    On avait voulu un état fort — Alexandre revenait de Paris, entouré d'un état-major de princes allemands. On avait voulu une noblesse civilisée — la jeunesse aristocratique était libérale, révolutionnaire même, et ne cédant en rien aux radicaux les plus fougueux de son temps.

    ù la civilisation commença à se sentir assez forte pour se passer de protection, et le gouvernement à s'apercevoir qu'elle allait échapper à ses bienfaits et à sa direction, une collision entre le despotisme protecteur et la civilisation protégée devint imminente. La lutte, à peine engagée, se termina en faveur de l'autocratie. Un régime inexorable de répression suspendit pour trente ans toute initiative politique en dehors du gouvernement, arrêta sur les lèvres la parole commencée et refoula la pensée dans son for intérieur pour lui donner — très involontairement sans doute — une toute autre direction... beaucoup plus grave que ne l'était la précédente.

    ès que l'on revint à soi, après l'abattement général qui suivit la terreur des premières années du règne de Nicolas, une question formidable commença à se dégager de plus en plus des préjugés exotiques greffés sur nous, des opinions toutes faites importées d'ailleurs, et des traditions adoptives. Cette question fatale se dressait devant l'homme pensant, et semblable au Dieu de la Bible, lui demandait encore une fois: ère?

    çait à s'apercevoir avec inquiétude de l'absence du peuple. L'édifice de la civilisation russe apparut alors comme suspendu dans les airs, hissé par une corde dont le bout était dans les mains du gouvernement. Mais quelle était la cause de cette indifférence du peuple, de cette apathie dans le malheur et la souffrance? L'histoire du peuple russe présente en effet un spectacle bien étrange. Durant une existence de plus de mille ans, il n'a fait qu'occuper, défricher un territoire immense, et le garder jalousement comme l'apanage de sa race. Ses possessions sont-elles menacées, il s'émeut et va à la mort pour les défendre; mais une fois sûr de l'intégrité de son territoire, il retombe dans son indifférence passive, indifférence que savent si parfaitement exploiter le gouvernement et les classes supérieures.

    ède ces qualités en abondance. Le paysan russe, en effet, est plus développé que ne l'est la classe agricole dans presque toute l'Europe, la Suède, la Suisse et l'Italie offrant seules quelques exceptions.

    La question se présentait en général de la manière suivante. Le peuple russe semblait être une couche géologique enfouie sous une strate supérieure avec laquelle elle n'avait pas d'affinité active, quoiqu'elle se fût séparée d'elle. Les forces dormantes, les puissances occultes de cette couche n 'avaient jamais été complètement réveillées; et elles pouvaient tout aussi bien sommeiller jusqu'à un nouveau déluge, qu'elles pouvaient être réveillées par la rencontre d'autres éléments capables d'imprimer à cette couche une nouvelle existence. De là, naturellement, cette question: où sont ces éléments; quels sont-ils? Si pendant dix siècles le peuple russe ne les a pas rencontrés, qui' sait s'il les rencontrera pendant son second millésime? Dans ce cas, il n'aurait qu'à se préparer à une existence assez analogue à celle de ses voisins du Thibet et du Boukhara. Du reste, pour les peuples qui ne sont pas entrés dans l'histoire, le temps ne compte pas; leur é.

    à sortir des sentiers battus, sentiers très sûrs effectivement pour arriver d'un endroit connu à un autre endroit connu, disaient alors, comme ils le font maintenant: «Pourquoi suppose-t-on que le peuple russe puisse avoir un autre développement historique que celui parlequel se sont élaborées les constitutions des autres peuples modernes?» Les hommes auxquels on adressait cette question pouvaient répondre: «Pourquoi? — Qu'en savons nous! Ce n'est pas un privilège que nous voulons garder, ni un avantage que nous revendiquons pour lui. La Russie n'a pas plus de mission à remplir que tout autre peuple; cette idée judaïque n'a jamais été la nôtre. Nous ne faisons donc que constater un fait. Et comme nous pouvons affirmer que l'élément de la conquête, la force municipale, la puissance de la bourgeoisie manquent à la vie russe, nous avons le droit de dire que le ferment, le réactif, le levain qui pourrait entraîner le peuple russe, l'entraîner moralement, à une fermentation organique, était inconnu à l'époque dont nous parlons, et est à peine pressenti maintenant». On s'aperçut clairement, après 1825, que la classe supérieure ne l'avait pas, ce levain; la «civilisation» ne l'avait pas non plus; le gouvernement ne l'avait pas. Au reste le gouvernement, sorti de son rôle «civilisateur», n'avait rien pour lui que la force acquise et l'apathie du peuple.

    C'est alors qu'une inquiétude de désespoir et un scepticisme douloureux s'emparèrent des âmes froissées. L'enthousiaste, Tchatzki (le héros de la comédie de Griboïedoff), décembriste au fond dé l'âme, cède la place à Onéguine, au héros de Pouchkine, à l'homme qui s'ennuie, et sent sa colossale inutilité. Onéguine qui était entré dans le monde le sourire sur les lèvres, à chaque chant s'assombrit de plus en plus, et finit par se perdre dans le néant, sans laisser une trace, une pensée. Le type était trouvé; et dès lors chaque roman, chaque poème a son Onéguine, c'est-à-dire un homme condamné à la fainéantise, inutile, désorienté, et qui, étranger dans sa famille, étranger dans son pays, ne veulant pas faire le mal et impuissant à faire le bien, ne fait rien au bout du compte, quoiqu'il essaie de tout, à l'exception de deux choses, qui sont: la première, qu'il ne se range jamais du côté du gouvernement; la seconde, qu'il ne sait jamais se ranger du côté du peuple.

    «Ceux qui du temps de Nicolas disaient que l'Onéguine de Pouchkine, était le Don Juan des mœurs russes, ne comprenaient ni Byron, ni Pouchkine, ni l'Angleterre, ni la Russie; ils s'en tenaient à la forme extérieure: Onéguine est la production la plus importante de Pouchkine: elle a absorbé la moitié de son existence. Ce poème a été mûri par les tristes années qui ont suivi le 14 décembre, et l'on irait croire qu'une œuvre pareille est une imitation!»

    «Onéguine, ce n'est ni Hamlet, ni Faust, ni Manfred, ni Obermann, ni Trenmor, ni Charles Moor; Onéguine est un Russe du temps de Nicolas; il n'était possible qu'en Russie; là il était nécessaire, et on l'y rencontrait à chaque pas. Onéguine, c'est un fainéant, parce qu'il n'a jamais eu d'occupation; un homme superflu dans la sphère où il se trouve, et qui n'a pas assez de force de caractère pour en sortir. C'est un homme qui tente la vie jusqu'à la mort et qui voudrait essayer de la mort pour voir si elle ne vaut pas mieux que la vie. Il a tout commencé, sans rien poursuivre; il a pensé d'autant plus qu'il a moins fait; il est vieux à l'âge de vingt ans, et il rajeunit par l'amour en commençant à vieillir. Il a toujours attendu, comme nous tous à cette époque, quelque chose, parce que l'homme n'a pas assez de folie pour croire à la durée d'un état de choses tel qu'il existait alors en Russie. Rien n'est venu, et la vie s'en est allée. Le personnage d'Onéguine était si national qu'il se rencontrait dans tous les romans et dans tous les poèmes qui ont eu quelque retentissement en Russie, non pas qu'on ait voulu le copier, mais parce qu'on le trouvait continuellement autour de soi ou en soi-même»[52].

    éguine raisonneur, son frère aîné; «Le Héros de nos jours», de Lermontoff, est son frère cadet. Même dans les productions secondaires, Onéguine reparaît, outré ou incomplet, mais reconnaissable. Si ce n'est lui, c'est au moins sa copie. Le jeune voyageur, dans le «Tarantass» du comte Sollogoub, est un Onéguine borné et mal élevé. Le fait est que nous étions tous plus ou moins Onéguine, à moins que nous n'ayons mieux aîmé d'être és) ou pomechtchik étaires).

    «La civilisation nous perd, nous désoriente, — disais-je alors. C'est elle qui fait que nous sommes à charge aux autres et à nous-mêmes, désœuvrés, inutiles, capricieux; que nous passons de l'excentricité à la débauche, dépensant sans regret notre fortune, notre cœur, notre jeunesse, et cherchant des occupations, des sensations, des distractions. Nous faisons tout: de la musique, de la philosophie, de l'amour, de l'art militaire, du mysticisme, pour nous distraire, pour oublier le vide immense qui nous opprime. Civilisation et esclavage, sans même qu'il y ait, «un chiffon de papier» entre les deux, pour empêcher que nous ne soyons broyés intérieurement ou extérieurement entre ces deux extrêmes forcément rapprochés!.. On nous donne une éducation large, on nous inocule les désirs, les tendances, les souffrances du monde contemporain, et l'on nous crie: restez esclaves, muets, passifs, ou vous êtes perdus! En récompense, on nous laisse le droit d'écor-cher le paysan, et de dissiper sur le tapis vert ou au cabaret l'impôt de sang et de larmes que nous prélevons sur lui. Le jeune homme ne rencontre aueun intérêt vivace dans ce monde de ser-vilisme et d'ambition mesquine. Et pourtant, c'est dans cette société qu'il est condamné à vivre, car le peuple est encore plus éloigné de lui. «Ce monde» é d'êtres déchus de la même espèce, tandis qu'il n'y a rien de commun entre lui et le peuple.

    été si bien rompues par Pierre I-er qu'il n'y a pas de force humaine capable de les réunir, au moins quant à présent. Reste l'isolement ou la lutte; et nous n'avons assez de force morale ni pour le premier ni pour la seconde. С 'est ainsi qu'on se fait Onéguine, si l'on ne périt pas dans les maisons publiques ou dans les casemates d'une forteresse. Nous avons volé la civilisation; et Jupiter veut nous punir avec le même acharnement qu'il a mis à tourmenter Prométhée».

    A côté d'Onéguine Pouchkine a placé Vladimir Lénski, autre victime de la vie russe, le éguine. C'est la souffrance aiguë, à côté de la souffrance chronique. C'est une de ces natures virginales, pures, qui ne peuvent s'acclimater dans un milieu corrompu et fou; qui ont accepté la vie, mais ne peuvent rien accepter de plus du sol immonde, si ce n'est la mort. Victimes expiatoires, ces adolescents passent jeunes, pâles, marqués au front par la fatalité, comme un reproche, comme un-remords, et laissent encore plus noire la triste nuit dans laquelle ils vivaient.

    évoué, le poète, et de l'autre côté, l'homme fatigué, aigri, inutile; entre la tombe de Lénski et l'ennui d'Onéguine se traînait le fleuve profond et bourbeux de la Russie civilisée, avec ses aristocrates, bureaucrates, officiers, gendarmes, grands ducs et empereur, masse informe et muette de bassesse, de servilisme, de férocité et d'envie, qui entraînait et engloutissait tout; ce gouffre, comme dit Pouchkine, où, cher lecteur, nous nous baignons avec vous.

    à tout prix en sortir de ce gouffre. Mais à la porte se tenait notre sphynx populaire, avec son énigme dont personne ne savait le mot.

    ère parole grave qui ait été prononcée, le premier essai de solution, essai donnant d'ailleurs une réponse complètement négative est la lettre célèbre de Tchaadaïeff.

    La publication de cette lettre fut un événement des plus graves. Ce fut un défi, un signe de réveil; elle rompit la glace après le 14 décembre. Enfin, il vint un homme dont l'âmedébordaitd'amertume. Il trouva une langue terrible pour dire avec une éloquence funèbre, avec un calme accablant tout ce qui s'était accumulé d'acerbe, en dix années, dans le cœur du russe civilisé.

    éritiers, mais par dégoût. Sévère et froid, l'auteur demande compte à la Russie de toutes les souffrances dont elle abreuve un homme qui ose sortir de l'état de brute.

    Il veut savoir ce que nous achetons à ce prix; par quoi nous avons mérité cette situation. Il l'analyse, cette situation, avec une profondeur désespérante, inexorable; et, après avoir terminé cette vivisection, il se détourne avec horreur, en maudissant le pays dans son passé, dans son présent et dans son avenir. Oui, cette sombre voix ne s'est fait entendre que pour dire à la Russie qu'elle n'a jamais existé humainement, qu'elle ne représentait «qu'une lacune de l'intelligence humaine, qu'un exemple instructif pour l'Europe».

    à la Russie que é a été inutile, que son présent est superflu et qu'elle n'a aucun avenir.

    à côté du vieillard austère qui lançait cette excommunication, un jeune poète, Lermontoff chantait ainsi:

    «Je contemple avec douleur notre génération: son avenir est vide et sombre; elle vieillira dans l'inaction; elle s'affaissera sous le poids du doute et d'une science stérile.

    «La vie nous fatigue comme un long voyage sans but.

    «Nous sommes comme ces fruits précoces qui s'égarent parfois, orphelins étrangers, parmi les fleurs; ils ne charment ni l'œil, ni le goût; ils tombent au moment de mûrir.

    «Nous nous précipitons vers la tombe, sans bonheur, sans gloire; et nous jetons avant le trépas un regard d'amer dédain sur notre passé.

    «Nous passerons inaperçus sur cette terre, foule morne, silencieuse et bientôt oubliée.

    «Nous ne léguerons rien à nos descendants,ni une idée féconde, ni une œuvre de génie; et ils insulteront nos cendres par un vers dédaigneux, ou par le sarcasme qu'adresse un fils ruiné à un père dissipateur».

    Rien ne peut démonter avec plus de clarté le changement opéré dans les esprits, depuis 1825, que la comparaison entre Pouchkine et Lermontoff. Pouchkine, souvent mécontent et triste, froissé et plein d'indignation, est pourtant prêt à faire la paix. Il la désire, il n'en désespère pas; une corde de réminiscence des temps de l'empereur Alexandre ne cessait de vibrer dans son cœur. Lermontoff était tellement habitué au désespoir, à l'antagonisme, que non seulement il ne cherchait pas à en sortir, mais qu'il ne concevait la possibilité ni d'une lutte, ni d'un accommodement. Lermontoff n'a jamais appris à espérer; il ne se dévouait pas, parce qu'il n'y avait rien qui sollicitât son dévouement. Il ne portait pas sa tête avec fierté au bourreau, comme Pestel et RyIéïéff; il ne pouvait croire à l'efficacité du sacrifice. Il se jeta de côté et périt pour rien[53].

    à cela un trait caractéristique.

    La Russie n'avait alors qu'un peintre généralement connu, Brulov. Or, quel est le sujet où l'artiste a cherché l'inspiration; quel est le sujet de son principal tableau, du chef-d'œuvre, qui lui a valu quelque réputation en Italie?

    étrange production.

    és, stupéfaits; ils s'efforcent de se sauver; ils périssent au milieu d'un tremblement de terre, d'une éruption volcanique, d'un véritable cataclysme; ils succombent à une force sauvage, stupide, inique, contre laquelle toute résistance serait inutile. Telle est l'inspiration puisée dans l'atmosphère de Saint-Pétersbourg.

    ée même de la mort de Lermontoff, parurent «Les âmes mortes» de Gogol.

    C'était à côté des méditations philosophiques de Tchaadaïeff et des réflexions poétiques de Lermontoff, le cours pratique de la Russie. C'est une série d'études pathologiqes, prises sur le fait, avec un talent gigantesque et tout à fait original. Gogol ne s'en prend ni au gouvernement, ni à la haute société; il élargit' le'cadre, le cens, et sort des capitales; c'est l'homme des bois et des champs, le loup, le gentillâtre; c'est l'homme de l'encre, le renard, le petit employé de province, et leurs femelles étranges qui servent de sujets à ses vivisections.. La poésie de Gogol et son triste rire, ne sont pas seulement un acte d'accusation contre cette existence absurde, mais le cri d'angoisse de l'homme qui veut se sauver avant qu'on l'enterre vivant dans ce monde de fous. Pour qu'un tel cri puisse s'échapper d'une poitrine, il faut qu'il y ait des parties saines et une grande force de réhabilitation.

    — et beaucoup d'autres sentaient avec lui — les âmes vivantes ère âmes mortes.

    ès l'oraison funèbre de Tchaadaïeff relevant la tête, protestèrent contre son certificat de décès. «Notre histoire», disaient-ils, «est à peine commencée. Malheureusement, nous avons perdu notre route; il faut rebrousser chemin et sortir de ce cul-de-sac dans lequel nous a poussés l'empire civilisateur, de sa main hautaine et grossière».

    Les audacieux qui osèrent nier le régime civilisateur de l'empire allemand en Russie, comme cela arrive toujours en pareil cas, tombèrent dans de grandes exagérations, confondirent l'Occident véritable avec l'Occident de Pétersbourg, et en revinrent à une administration artificielle, à formes étroites, de l'état moscovite. Ce fut une réaction, un lunatisme, quelque chose dans le genre du romantisme en Allemagne, ou du préraphaélitisme en Angleterre. L'intolérance de ces hommes empêcha la Russie, pendant des années, de reconnaître le grand instinct de vérité qu'ils possédaient incontestablement.

    — comme les saint-simoniens — avaient un pressentiment très juste, mais vague, d'un nouvel ordre des choses, seulement, au lieu d'en élaborer le côté positif, ils en firent une religion, et une religion du passé, qui ne correspondait nullement à leur propre idée du peuple russe. Ils découvrirent sous la couche de la civilisation gouvernementale les éléments éléments n 'ont jamais pu se développer.

    La lettre de Tchaadaïeff avait retenti comme un coup de pistolet au milieu d'une nuit profonde. Etait-ce l'annonce de quelque fléau, un appel au secours, un signal de réveil, un cri de détresse? Peu importe. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'après cela on ne pouvait plus dormir.

    ésespoir, les Slavophiles répondirent par un cri d'espérance. Les deux écoles se formèrent; et leur lutte contient la majeure partie de l'histoire de l'esprit russe jusqu'à 1848.

    Entre ces deux extrêmes se forma bientôt un parti indépendant. Ce parti ne voulait accepter ni la religion du désespoir, ni celle de l'espérance. Il ne voulait, en général, d'aucune croyance imposée. C'était un groupe d'hommes, de savants, de littérateurs, qui voulaient étudier la question sans arrière-pensée, faire-l'enquête sans parti pris. Tout en ne partageant point la manière-noire d'envisager l'avenir de Tchaadaïeff, ils repoussaient le culte des revenants prêché par les Slavophiles. C'est de leurs rangs, que sortirent les hommes les plus remarquables du decennium, le publicists et critique Bélinski, le professeur Granovski et enfin l'auteur des «Récits d'un Chasseur», Ivan Tourguéneff.

    étail concernant la polémique de ces partis; mais il importe de constater que les hommes qui désespéraient delà Russie, et ceux qui cherchaient son salut dans le passé, nous tous enfin, avec toutes nos variétés d'espérance et de foi, de doute et d'incrédulité, d'amour et de haine, nous avions un point sur lequel tous nous étions d'accord, un point sur lequel Tchaadaïeff, Khomiakoff[54] et Bélinski se donnaient parfaitement la main, et ce point, était la condamnation du régime impérial tel'qu'il s'est élaboré sous Nicolas. élersbourg. Il était apprécié de la même manière par tous les hommes qui avaient des convictions indépendantes. Et c'est ici qu'il faut chercher l'explication du spectacle étrange que donnait dans les salons littéraires de Moscou, la rencontre tout amicale d'hommes appartenant à des partis diamétralement opposés.

    édigé dans le sens-gouvernemental «L'Abeille du Nord»; on le recevait comme un dossier pris au greffe d'une chancellerie de police, mais non comme une feuille sérieuse. Il se produisait dans la littérature des faits isolés de servilisme, de clientisme; mais pas un qui n'ait soulevé une indignation générale. Toute la gloire de Pouchkine ne put le sauver de l'improbation générale que souleva une lettre qu'il avait adressée à l'empereur Nicolas. Toute la popularité de Gogol s'évanouit devant quelques lettres dans lesquelles il se fangeait du côté du pouvoir. Un poète qui faisait son chemin, s'avisa un beau jour de s'enthousiasmer devant la calèche et la figure grande et martiale de Nicolas; cette pièce de vers souleva une telle indignation que, se voyant perdu, ce malheureux demandait, les larmes aux yeux, pardon à ses amis de s'être laissé entraîner, jurant de ne jamais plus se dégrader de cette manière.

    èrement sur cela, toute la littérature du temps de Nicolas fut une littérature d'opposition, une protestation permanente contre la suppression de tout droit humain par le gouvernement. Cette opposition prenait, comme un Prothée, toutes les formes et toutes les langues. Elle démolissait en chantant; elle sapait en riant. Ecrasée dans un journal, elle renaissait dans une chaire universitaire; persécutée dans un poème, elle continuait dans un cours de sciences naturelles. Elle se manifestait même par le silence, et savait pénétrer, à travers murs et portes, dans les dortoirs des instituts de jeunes demoiselles, dans les salles d'exercices militaires des écoles de cadets, et dans les salles d'exercices théologiques des séminaires.

    Au milieu de cette germination sourde et cachée, retentit la nouvelle de la Révolution de Février.

    était bien résolu cette fois à en finir complètement avec tout mouvement intellectuel en Russie. Il commença donc une guerre ouverte, implacable, à la pensée, à la parole, à la science. Sept ans — juste la période d'épreuve exigée par Pythagore — la Russie civilisée- se traîna, le boulet au pied, dans un silence profond, humiliée, offensée et se sentant sans force... c'est-à-dire sans peuple.

    èrent en 1849 à se réunir pour parler socialisme et économie politique. On les condamna à être fusillés; on leur lut la sentence sur la place publique; on leur banda les yeux; et après leur avoir ainsi infligé goutte à goutte la torture de l'agonie, on les aux travaux forcés. Le silence fut rétabli... et cette fois pour tout de bon.

    «Que Bélinski est heureux d'être mort à temps», m'écrivait en 1851 Granovski, «les hommes forts sont tombés dans le désespoir, et regardent ce qui se passe avec une muette indifférence... Quand s'écroulera donc ce monde?»

    Et il ajoutait: «De sourds murmures se font entendre de tous côtés; mais où sont les forces? Oh! frère, — que le fardeau de notre vie est lourd!»

    III

    ères années du règne de Nicolas, les idées mûrissaient vite. Des deux côtés on taisait ce que l'on voyait de plus en plus clairement. Le gouvernement, réduisant tout à la répression, au décorum de l'ordre, ne trouvait nulle part d'obstacles; et cependant Nicolas devenait tous les jours plus ombrageux, plus soupçonneux. S'il n'évita pas la guerre de Crimée, c'est que, au fond, sans s'en rendre compte, il était content d'introduire un mouvement quelconque dans cet état de stagnation muette et lugubre qui commençait à lui faire peur par sa résignation sans conviction, et son obéissance sans dévouement. Il pensait qu'en tout cas la guerre ne profiterait pas à la liberté; et puis... ibétait si sûr de la victoirel y avait-il donc si longtemps qu'un général autrichien avait à é ône apostolique[56], et que Paskévitch lui avait écrit: «La Hongrie est aux pieds de Votre Majesté».

    Après la série de défaites qu'il eut à essuyer en Crimée, Nicolas comprit avec horreur toute la faiblesse de cette organisation à laquelle il avait tout sacrifié. Sa mort fut un aveu, une abdication; Caton du despotisme, il ne voulut pas survivre à un ordre de choses qu'il avait travaillé trente ans à élever, et qui s'écroulait au premier coup de canon.

    était brisé. Le gouvernement et la société se regardèrent en face, comme pour s'adresser l'un à l'autre cette question: Est-ce donc vrai? ès content ût vrai. ême se trouvait comme affranchi d'un fardeau insupportable, et ne le cachait pas. Alexandre II se hâta de faire la paix, avec les alliés, et de donner un peu de liberté à l'intérieur, ou, pour mieux dire, un peu moins de persécutions.

    La masse d'idées, de pensées, qui se firent jour alors est prodigieuse. Tout ce qui avait été enseveli au fond de l'âme sous la pression du silence forcé trouva tout à coup une langue pour protester et se produire au grand jour. Si l'on comparaît les journaux et les revues des dernières années de Nicolas avec ceux'qui parurent un semestre après sa mort, on serait tenté de croire qu 'il y a eu entre les deux au moins quatre générations.

    érature d'accusation, de description pathologique, fut très naturellement le premier fruit de cette brusque émancipation de la parole. Le gouvernement lui-même livrait les parages obscurs, les bas-fonds de la bureaucratie à la publicité, — ne sauvegardant que les hautes régions. Cela rendait inutile la tâche de nettoyer le bas de l'escalier. Mais on n 'en était pas moins content de pouvoir mettre au grand jour une partie des désordres, des oppressions, des exactions incroyables qui sont propres à ce régime lourd, déshonnête, et tracassier d'une bureaucratie tout à la fois allemande et asiatique, patriarcale et militaire.

    à réformer, de l'esprit du siècle, et des nécessités d'une époque nouvelle, progressive, le libéralisme dévint une mode, et même un moyen de se produire. Des généraux qui ne craignaient rien tant que le mot de liberté, qui ignoraient le mot de l'égalité, et, à chaque revue, infligeaient des punitions corporelles aux soldats, commencèrent à s'apercevoir qu'ils étaient au fond des libéraux; aimant l'ordre certainement, mais très libéraux. Pas un nouveau chef de bureau qui n'inaugurât alors son entrée en fonctions en annonçant «ses », ère de réformes et d'améliorations. Le curateur de l'une des universités alla jusqu'à reprocher à un professeur de n'avoir pas prononcé à une solennité officielle un discours éral. Pas un dîner d'employés sans toasts et discours progressistes. Golovnine, aujourd'hui ministre de l'instruction publique, était d'avis qu'il fallait instituer, pour récompenser épendance des employés, une nouvelle décoration

    éralisme gagnait de terrain, autant il perdait en profondeur, en intensité, en sérieux. La sombre minorité qui, par son silence, avait fait de l'opposition sous le règne de Nicolas, était d'une forte trempe. Les hommes faibles s'en éloignaient alors, le jeu étant trop dangereux. Deux ou trois mots suffisaient à ceux qui restaient pour se reconnaître. Ils n'avaient pas besoin de trop de paroles. Ils haïssaient beaucoup, et la haine est une force. Sous Alexandre II, cette force s'émoussa par la parole. Le gouvernement laissait dire; mais on pouvait cependant escompter le terme de sa tolérance. Quant au peuple, il ne prenait aucune part à tout cela; il restait dans son

    érent à tout ce qui se passait en haut, il ne l'était pourtant pas à la guerre, qui lui coûtait beaucoup de sang. Les revers lui avaient suggéré une idée qu'il n'avait pas eu en 1812; il pensait à la possibilité d'obtenir l'abolition du servage en se levant en masse pour la défense du pays. Dans la Petite Russie, cela alla jusqu'à un soulèvement de paysans, que le gouvernement — pour la défense duquel on se levait — apaisa par la force armée.

    était clair que la seule question populaire qui pût faire sortir le peuple de sa somnolence et le réunir à la Russie civilisée, c'était l'émancipation des serfs.

    Tandis que les lettrés poursuivaient l'examen critique des rouages rouilles du gouvernement disciplinaire de Nicolas, le gouvernement mit sur le tapis la grande question de l'émancipation. La noblesse, au lieu de chercher à gagner le prix de la course, en acceptant largement, et de bonne grâce, une nécessité historique, fit une opposition obstinée, mesquine. Dès ce moment sa force fut paralysée. Le peuple, poussé dans les bras du gouvernement, attendait de son Tzar, avec une foi naïve, une autre liberté, é dorée, é...

    Le Tzar lui répondait par des coups de fusil; mais le paysan tombait en maudissant la noblesse, et gardait sa confiance dans le Tzar.

    é le peuple avec un souverain mépris et avec la dureté combinée du seigneur et du militaire, commença dès lors à apprécier la force que le peuple lui apportait.

    La situation était complètement changée; et le gouvernement, soutenu par la force populaire, pouvait hardiment en 1860 — 1861, aller en avant et faire des réformes sérieuses. Au lieu de cela, le gouvernement ne se sentit pas plus tôt puissant, qu'il employa sa puissance à rebrousser chemin et à consolider l'autocratie.

    érature, sans distinction de nuances, soutint le gouvernement dans son projet d'émancipation des paysans. С'était un spectacle tout nouveau; mais l'entente ne fut pas de longue durée. A peine l'acte d'émancipation fut-il proclamé, qu'une fraction de la littérature tourna à l'opposition et engagea contre la littérature gouvernementale une lutte sourde, inégale, dont tout le poids devait nécessairement retomber sur le parti radical.

    çait alors sa mélancolique protestation de prières et de deuil, et l'apparition d'une série de proclamations, clandestinement imprimées à Pétersbourg, et de livres et de journaux russes, provenant des presses étrangères, envenimèrent la lutte.

    ères victimes tombèrent à Varsovie, il se produisit en Russie une chose inouïe: des étudiants et des officiers de la garde impériale et de l'armée firent chanter des messes de morts pour les Polonais massacrés; et cela à Pétersbourg, à Moscou, à Kiev, et dans les corps d'armée qui se trouvaient en Pologne. Le gouvernement, qui n'était nullement habitué à ce genre de démonstration, fut exaspéré; mais ce qui porta son exaspération au comble, ce fut le fait encore plus grave qui se produisit à Kazan.

    Les étudiants de cette ville se réunirent dans l'église de l'université pour prier pour l'âme du paysan Anton, fusillé par les ordres du comte Apraxine, à la suite d'un soulèvement sans armes, supprimé avec une férocité sanguinaire; un professeur de l'université, appartenant au clergé, Tchapoff, prononça un discours funèbre à la gloire du martyr; c'était plus que le gouvernement n'en pouvait supporter.

    ça par des persécutions isolées. Les officiers qui avaient fait célébrer les messes de morts pour les Polonais furent traduits devant des conseils de guerre. Tchapoff, immédiatement arrêté, fut jeté dans les prisons de la police secrète[57]. Les procès politiques presque oubliés depuis la mort de Nicolas, reprirent leur cours. Le poète Mikhaïlov, pour avoir adressé à la jeunesse un appel qui n'avait eu aucune suite, fut condamné à sept années és était en route, et n'avait pas encore eu le temps d'arriver à sa destination, que de nouvelles arrestations et de nouveaux procès vinrent alarmer le public.

    êtés se trouvaient des militaires, comme Obroutchev, des officiers de la garde, comme Grigorieff.

    En 1862, le gouvernement fit traduire devant un tribunal à Varsovie trois jeunes officiers russes — Arnholt, Slivitsky, Kaplinsky et un sergent Rostkovsky, comme faisant de la propagande dans l'armée, comme fondateurs d'une société secrète parmi les officiers, et comme dévoués à la cause polonaise. Ils furent fusillés, à l'exception de Kaplinsky qui fut envoyé aux travaux forcés. Un soldat, Stchur, fut passé par les verges, pour ne pas avoir dénoncé les officiers.

    à confirmer de sa main les arrêts de mort: il laisse cette besogne à ces lieutenants. La sentence des pauvres officiers fut donc signée par le général Lüders. Quelques jours après l'exécution, une balle tirée dans un jardin public, à Varsovie, lui fracassa la mâchoire.

    é, couvert de blessures et de croix, Krassovsky, fut conduit sur la place publique, à Kiev; on lui arracha ses epaulettes et ses décorations; on lui jeta un habit de condamné aux travaux forcés; on lui mit les chaînes aux pieds, et on l'envoya aux mines pour douze ans. Son crime était d'avoir fait de la propagande parmi les soldats, en les suppliant de ne pas tirer sur les paysans.

    é, ne savait comment se tirer d'affaire, ni comment, sans faire la moindre concession, garder sa réputation de libéralisme. La tâche était difficile. Nicolas avait été beaucoup plus heureux dans la simplicité de son despotisme.

    écutions des étudiants à Pétersbourg et à Moscou ne réussirent pas. Elles étaient trop grossièrement arrangées, trop brutalement exécutées.

    ême s'aperçut de la faute qu'on avait faite, éloigna l'amiral éloigna le gouverneur général de Pétersbourg, et se décida à faire l'essai d'une nouvelle méthode beaucoup plus civilisée.

    L'inauguration de cette nouvelle méthode, qui eut un succès complet, et sous l'influence de laquelle la Russie se trouve encore actuellement, est principalement due à deux hommes d'état, jeunes, éclairés, et dans la plénitude de leurs forces.

    érieur Valouïev.

    éparés, et que l'orchestre n'eut plus qu'à attendre le coup d'archet du maître de chapelle, et celui-ci qu'une bonne occasion pour le donner, il arriva un de ces à propos que le hasard fournit toujours à ceux qui les désirent et qui ont la force en main. Ce fut l'incendie qui eut lieu à Pétersbourg, incendie historique, dont nous avons déjà parlé dans la préface.

    — l'admirateur de l'indépendance des employés — fut nommé, en remplacement de l'amiral Poutiatine, au ministère de l'instruction publique. Homme intègre, ayant de plus la réputation d'un philosophe, il s'arrangea si bien que, tout en parlant constamment de la liberté de la presse... dans l'avenir, il rendit éloquents que le ton des journaux changea à vue d'œil. La même méthode fut employée dans les affaires du ministère. Après avoir parlé, des mois entiers, dans les feuilles publiques, des réformes, dans le sens progressiste, qu'il était nécessab re d'introduire dans l'administration des universités, on finit par des règlements qui enlèvent aux étudiants jusqu'au dernier vestige de l'indépendance.

    Et ce qui en fait le plus grand mérite, de ces règlements, c'est que ce n'est par le ministère qui les a proposés: M. Golovnine ayant laissé l'initiative et l'élaboration du projet aux conférences des professeurs.

    ère de l'instruction publique, M. Valouïev le faisait en homme du monde consommé au ministère de l'intérieur; et cela avec plus de franchise, c'est-à-dire avec moins de précautions. Il est vrai que l'administration de ce ministère offrait une matière beaucoup plus souple: elle n'était pas composée de vieux professeurs et de jeunes savants, mais d'employés émérites de la police, et de jeunes gens enthousiastes de l'idée... de se faire une carrière.

    ïev faisait donc ses petites affaires de la direction de l'opinion publique avec une certaine gaieté. On savait, par exemple, qu'un journaliste était endetté jusqu'aux oreilles, qu'il jouait aux cartes, qu'il avait du style et peu de conviction, libéral, du reste, par réminiscence. On trouvait ses articles instructifs. Le simple devoir disait au ministre d'encourager, de soutenir un homme de talent... qui avait le malheur de perdre beaucoup au jeu. On l'encourageait donc un peu. Par reconnaissance, il balbutiait quelques éloges, en mettant en relief les vertus intérieures du gouvernement — et perdait le double. Tout à coup l'encouragement cessait... et la réputation aussi; car, chose étonnante, tout le monde savait que le rédacteur avait été encouragé. L'année se terminait, et les souscriptions aussi (ce n'est qu'en 1863 que le public a commencé à lire avec sympathie les journaux encouragés). Le rédacteur aux abois allaita Pétersbourg, solliciter le ministre.de le sauver. On trouvait cela difficile. Cependant on pouvait donner à son journal le droit, par exemple, d'imprimer les annonces du ministère de la guerre. Mais il y avait à cela quelques difficultés. Le ministre de la guerre n'était pas d'un libéra lisme avancé comme Valouïev. Par une singulière coïncidence, le rédacteur trouvait aussi que de jour en jour il devenait lui-même moins libéral. Il obtenait le privilège des annonces, et se trouvait ainsi au nombre des journalistes encouragés.

    épandus en Russie est très restreint, les affaires, grâce à l'application de cette méthode d'encouragement, aidée de la doctrine du ministère de l'instruction publique, et de deux ou trois feuilles in partibus infidelium, ésentent, pour ainsi dire, l'indépendance internationale éennes — les affaires marchaient très bien. On faisait des dissertations chez Golovnine; on riait chez Valouïev: et la presse devenait de jour en jour plus conservatrice.

    à Pétersbourg fut le véritable triomphe de la méthode.

    énéral Potapov, chef de la police secrète, disait à cette époque à une de nos connaissances: «II ne s'agît plus maintenant de vouloir soutenir Ou renverser telle ou telle institution — chose que l'on peut discuter; non, il s'agit de serrer nos rangs, et de nous unir au gouvernement pour sauver la civilisation: elle esten danger!»

    Un homme émettait-il une opinion indépendante, et qui, pour son malheur, ne fut pas d'accord avec les opinions tolérées, par le gouvernement, il était immédiatement accusé, si non d'avoir incendié lui-même Pétersbourg, au moins d'avoir des sympathies pour les incendiaires. Et Potapov se frottait les mains. La moitié de la besogne de sa chancellerie était faite par la littérature.

    èle, l'indignation des journaux dépassaient toute mesure. On provoquait le gouvernement à des rigueurs exceptionnelles,extraordinaires.

    «Tout le monde», s'écriait la revue de M. Kraefsky „Les Annales patriotiques”, — compte que la police découvrira ces monstres, que leurs noms seront livrés à la publicité, et que l'on saura,quels sont les gens que l'on a à craindre. Tout le monde demande qu'ils soient punis. Le peuple voudrait infliger à ces mécréants des peines qui n'existent pas dans les lois. Il croit que les fusiller, les pendre, serait une peine trop légère, trop noble pour de tels barbares. S'ils tombaient dans les mains du peuple, il les déchirerait, il les brûlerait sur des bûchers, ou les enterrerait tout vivants dans cette terre ou dans ces murs qui s'offrent maintenant à nos regards comme des monuments funèbres de la scélératesse et de la folie des hommes. Dans tous les cas le peuple compte sur les gibets, sur les fusillades: il doit être vengé».

    «Les incendiaires les plus coupables», répétait sur tous les Ions la «Gazette de Moscou», «ne sont pas lea malheureux qui portent la torche enflammée, mais les hommes qui prêchent des doctrines incendiaires»[58].

    ésultat direct et très favorable au gouvernement se fit sentir bientôt dans l'exaspération du pauvre peuple de Pétersbourg et de Moscou contre les étudiants que l'on commençait à confondre avec les incendiaires, et, pis que cela, avec la partie la plus rétrograde de la noblesse.

    élever la voix en faveur de la jeunesse calomniée: elle fut suspendue; les autres devinrent plus retenues.

    La suspension du «Sovremennik» (Contemporain) ne suffit pourtant pas au gouvernement. Quelque temps après, on enferma dans la forteresse de Pétersbourg, son rédacteur, Tchernychevski, littérateur remarquable et le plus heureusement doué des héritiers de Bélinski (qui avait créé la revue, et, jusqu'à sa mort, l'avait dirigée). À la même époque le public apprit l'arrestation d'un homme jeune encore, mais qui jouissait d'une grande estime.

    évitch ne seront pas ici de trop: son histoire caractérise très bien cette période.

    époque où le projet d'émancipation des paysans se trouvait, dans les mains de quelques dignitaires rétrogrades et hostiles au projet, un jeune élève du lycée de Tzarskoïé-Sélo — si justement célèbre dans l'histoire de notre civilisation — se trouvait commencer son service dans la chancellerie du Conseil d'Etat. On l'employa dans les bureaux qui s'occupaient de la correspondance et de la mise en ordre des dossiers du comité de l'émancipation. Les membres de ce comité faisaient alors tout leur possible pour embrouiller la question, en faire ressortir les obstacles et les difficultés, et traîner l'affaire en longueur. Le jeune homme, plein d'enthousiasme, ardent, fanatiquement dévoué à l'émancipation, fut indigné de ces intrigues, et résolut de ne plus servir d'instrument à ces conspirateurs contre le peuple. Mais avant de quitter son emploi, il écrivit à l'empereur une lettre noble et franche. Il lui montra ce qu'on faisait pour entraver ses intentions, et ce qu'étaient les hommes auxquels il avait confié la grande œuvre de son règne.

    ïé-Selo, et rencontrant l'empereur, la lui présenta. L'empereur jeta un regard sur le contenu de la lettre, fronça les sourcils, et dit au jeune homme qu'il la lirait et qu'il lui donnerait une réponse. Le soir, le prince Orloff fit dire à Serno-Soloviévitch de passer chez lui. «L'empereur», lui dit-il, et évidemment il n'était pas content de la commission, «m'a chargé de vous remercier, de vous embrasser. Il a lu votre lettre; il en tiendга compte». L'empereur jouait encore au libéralisme; mais le dernier marquis de Posa vit bientôt qu'il est inutile de s'adresser à ce monarque, même lorsqu'il envoie une accolade impériale par le ministre de la police. Serno-Soloviévitch quitta le service, et publia en Allemagne son projet d'émancipation des paysans

    « J'imprime mon projet hors des frontières de l'empire», dit l'auteur dans sa préface, «parce qu'on n'en aurait pas permis l'impression en Russie. Je le signe, parce que le temps est venu d'agir en homme libre. Si nous voulons être traités en majeurs, il ne nous sied pas d'agir en enfants».

    «Prenez garde à vous», dit à l'auteur le général Potapov; et il ne fit rien. élit était trop public, trop franc, disons le mot, trop chevaleresque. Mais quelques mois après on enveloppa Serno-Soloviévitch dans une de ces conspirations supposées que l'on a soin de faire ordinairement juger par des commissions in-quisitoriales, à huis-clos, sans témoins, sans défense. Après avoir terminé une enquête de ce genre, les commissions, pour sauvegarder la décence juridique, soumettent le résultat de l'enquête au Sénat, en y ajoutant leur propre opinion. Le Sénat, ayant toujours à cœur de donner encore une preuve de son dévouement passionné pour le trône, ne marchande pas ses services, surtout lorsqu'il s'agit des ennemis du gouvernement. Il ajoute quelques années de travaux forcés, quelques termes infamants, et tout est dit.

    évitch et Tchernychevski, arrêtés vers le milieu de l'année 1862, ù nous écrivons, enfermés dans les casemates[59].

    ès s'être ainsi débarrassé des adversaires sérieux en suspendant temporairement leur existence; après avoir intimidé les faibles et acquis la reconnaissance des vils, le ministère abandonna hardiment la défensive. L'insurrection qui éclata en Pologne fut une occasion excellente, dont le ministre de l'intérieur profita pour commencer une agitation patriotique désormais Gélèbre, en provoquant l'adoption d'adresses de dévouement au tzar en vue d'une guerre européenne. Des employés du ministère se mirent à parcourir les provinces en tous sens, insinuant aux autorités l'idée ême le texte des adresses. Le texte-modèle, imprimé, laissait pourtant une grande latitude aux variantes et aux modifications locales. Il n'était nullement obligatoire, pourvu que celui par lequel on le remplacerait exprimât encore plus de dévouement. Le peuple fut entraîné. Quoique mécontent de là manière dont se faisait l'émancipation, il était reconnaissant envers le tzar de l'émancipation elle-même, et attendait toujours de lui é d'or, la liberté avec la terre. était touché qu'on lui fit part des dangers de la patrie, croyait à une invasion prochaine, dans le genre de celle de 1812, et commençait à se rappeler sa vieille haine des Polonais, qu'on faisait passer à ses yeux pour un tas de seigneurs et de prêtres catholiques en révolte contre le tzar émancipateur.

    ïve pour ne pas voir dans le dévouement patriotique un moyen très peu coûteux, de se remettre avec le gouvernement sur le pied de l'ancienne amitié. Depuis qu'il était question de l'émancipation, la noblesse faisait une petite guerre au gouvernement. Battue sur les questions importantes, elle s'évertuait à rattacher de plus en plus le peuple à la couronne, en se livrant sans relâche à des tracasseries mesquines et en se montrant récalcitrante sur les petites choses. Or, comme cela ne profitait à personne et pouvait provoquer de la part du gouvernement une révision du décret d'émancipation, dans le sens populaire, on sentait le besoin de se rapprocher; mais on ne savait trop comment s'y prendre. Les adresses offrirent un moyen simple et peu coûteux de résoudre la difficulté. La noblesse de toutes les provinces et de tous les districts se sentit donc subitement embrasée d'un feu dévorant de patriotisme.

    Restait maintenant la société civilisée, le milieu flottant idans lequel se forme l'opinion publique, Pétersbourg et Moscou, les minorités influentes dans les provinces, les cercles littéraires, la jeunesse.

    érieur étaient trop primitifs pour qu'on pût s'en servir dans les capitales. Ici, la force devait passer à la Direction de la littérature; ès de Golovnine non seulement n'a pas cédé à celui de son collègue, mais est allé si loin que le ministre lui-même s'est vu surpassé et accusé de tiédeur et de manque de résolution.

    été russe était habituée à estimer, peut-être même trop, l'opinion de l'Occident. Mais l'Europe fit si bien, avec ses notes, ses démonstrations sans armes, et les pacifiques cris de guerre, que non seulement son prestige s'évanouit, mais qu'on se mit en Russie à chercher avidement toutes les occasions possibles de l'irriter et de la mettre au défi.

    écidé à sévir contre la Pologne, à l'exterminer plutôt qu'à lui accorder une concession sérieuse, tenait à faire participer la nation entière à ses actes inhumains; il sut habilement profiter de cette disposition.

    Les essais qu'on avait faits à Pétersbourg d'un journalisme officieux n'avaient pas réussi. Pétersbourg n'a ni le jargon du patriotisme frénétique, ni le prestige de l'indépendance. Restait la vieille capitale, centre du panslavisme, la ville russe par excellence, ville d'université tant soit peu réfractaire, et, avec tout cela, le plus grand foyer de la réaction.

    A partir du commencement du règne actuel, le rôle de Moscou a considérablement changé. Du temps de Nicolas, Moscou se tenait à l'écart, avait une ombre de mécontentement caché, boudait Pétersbourg et dépendait moins que cette dernière ville du gouvernement. La grande foule des seigneurs-propriétaires qui venaient passer l'hiver à Moscou, la quantité de familles riches qui y tenaient maison, donnaient à sa société un caractère moins officiel, moins pliant, moins caserne et chancellerie que ne l'avait la société uniforme et boutonnée de Saint-Pétersbourg. A Moscou on s'occupait beaucoup de l'université; et celle-ci était réellement une très grande source de lumière et de science pour le pays. Noblement dirigée, à travers tous les obstacles d'une réaction culminante, par son représentant moral, le professeur Granovski, elle était devenue une tribune de discussion et d'enseignement, non-seulement pour les étudiants, mais pour la société même. Haxthausen, présent aux vives disputes des Slavophiles et des Occidentalistes dans les salons de Moscou, s'étonnait de la manière dont les «frondeurs de la vieille capitale» «mettaient ouvertement leur opinion, opinion qui n'était certes pas toujours en pleine concordance avec celle du gouvernement.

    ès la mort de Nicolas, Moscou prit une toute autre attitude. Dès que la pression d'en haut eut perdu de son intensité, et que la question de l'émancipation des paysans eut touché à la terre, étamorphosa. Il ne resta de l'esprit frondeur qu'une jalousie envieuse à l'endroit de Pétersbourg, et de l'opposition, que juste ce qu'il en fallait pour enrayer pendant des mois entiers l'émancipation des paysans. L'empereur lui-même se trouva forcé de rappeler à la pudeur sa noblesse rétrograde. Que la société des esclavagistes ède son libéralisme pour le plat de lentilles cueillies par les serfs, c'est triste, mais compréhensible. L'attitude de l'université et des cercles littéraires l'est bien moins. Le corps des professeurs n'est pas en général composé de ces nababs de province, de ces «princes russes» habitués des eaux et des hôtels, ni même de personnes d'une origine trop aristocratique. Ce sont pour la plupart des fils de prêtre, classe très instruite, mais pauvre et démocratique par position; ce sont de petits employés qui ont préféré la science à la bureaucratie; enfin quèlques descendants de nobles et indigentes familles de province. Le corps des professeurs, le corps enseignant en général, a joué chez nous un grand rôle dans l'éducation du pays, et, à quelques exceptions près, un rôle très beau. Les professeurs des lycées, des gymnases et des écoles militaires étaient les pionniers obscurs, les sentinelles perdues d'une grande propagande humanitaire, qui ne rapportait ni gloire, ni renommée. Luttant contre la pauvreté, livrés sans contrôle à une administration brutale, cédant quelquefois de leur dignité personnelle, ils n'en prêchaient pas moins l'idée de l'indépendance et la haine de l'arbitraire. Lé corps enseignant a été, après la littérature, le second représentant de la conscience qui se réveillait.

    é, ni la presse de Moscou ne défendirent le servage; cette tâche fut dévolue au club anglais et aux cercles soidisant aristocratiques. Cependant il se manifestait un relâchement. visible. On était trop content, trop satisfait, trop fatigué peut-être, après la longue lutte qui avait signalé le règne de Nicolas.

    ées qui avaient suivi 1848 avec l'état de choses existant, les gens voyaient un progrès, et s'étonnaient que la jeune génération ne fût pas satisfaite. Un doctri-narisme lourd et stérile s'emparait de l'université; le lien entre les professeurs et les étudiants se relâchait à vue d'œil.

    était plus. Il était mort en 1856, plein de forces, à l'âge de quarante ans. Son dernier regard ne saisit que le commencement d'une ère nouvelle, pleine d'espérances.

    êté la réaction dans l'université, ou n'est ce pas plutôt un bonheur pour lui de s'être endormi à temps?..

    La réaction allait si vite, et avec une telle audace, qu'un jeune professeur de jurisprudence, évoquant l'ombre de Granovski et se disant fier d'être son disciple, ouvrit son cours par l'exposé d'une philosophie de l'obéissance passive. Il enseignait à ses auditeurs qu'il n'y a aucun mérite à obéir et à respecter les lois justes, mais que le grand devoir de l'homme est l'obéissance absolue à toute loi, même absurde ou inique, par cela seul que c'est une loi.

    était la théorie; et la pratique la surpassait.

    On connaît la triste histoire d'une démonstration faite par les étudiants de l'université de Moscou. Les règlements qui avaient provoqué l'opposition des étudiants de Pétersbourg allaient être appliqués à ceux de Moscou. Ceux-ci voulurent envoyer des députés et une pétition à l'empereur. Dès que les professeurs virent la direction que prenait l'affaire, ils abandonnèrent les étudiants. Mal accueillis par les autorités, livrés, trahis par les professeurs, les étudiants se rassemblèrent devant la maison du gouverneur général, réclamant le droit de lui envoyer une deputation.

    émarche pour une émeute. Ecrasés par la gendarmerie à pied et par la gendarmerie à cheval, traqués par la foule ameutée par les agents de police, les pauvres jeunes gens furent blessés, arrêtés et jetés en prison. Leur jeune sang est le premier, qui ait coulé à Moscou depuis 1812.

    énat de l'université, pour éloigner de lui tout soupçon de participation et de connivence, s'empressa de présenter au ministère un mémorandum dans lequel il dénonçait la littérature, la société, le gouverneur général de Moscou lui-même, et faisait, naturellement, tomber toute la responsabilité de l'affaire sur les étudiants, et cela, alors que la moitié de l'université était en prison. Ce mémorandum restera dans l'histoire de la civilisation russe comme ligne de démarcation entre les nouvelles tendances de l'université de Moscou et celles de l'époque précédente.

    înt caché ce factum: il ne fut imprimé qu'en nombre de cinq exemplaires, et ne fut connu en Russie que par la presse russe de l'étranger.

    étersbourg itait content de Moscou. Le ministre remercia les professeurs de leur zèle, et la censure reçut l'ordre de ne pas permettre d'attaque contre le nouveau catéchisme de l'obéissance passive.

    à Moscou qu'on voulait établir la grande forteresse du patriotisme rétrograde.

    Or, il se trouvait là un homme qui s'était fait une quasi-réputation libérale, en rédigeant une revue à l'époque de la mort de Nicolas, c'est-à-dire à l'époque du premier réveil de la parole en Russie. Prêchant, avec un doctrinarisme allemand, la supériorité des institutions anglaises et le respect de la légalité; insérant dans' son journal des articles refaits de la «Westminster Review»... qu'on prenait pour siens, Katkov passait pour un libéral modéré, admirateur tout à la fois de la législation anglaise, et disciple, plein de vénération, de l'Allemagne et de tout ce qui était allemand.

    édaction d'une revue, il passa à la rédaction de la «Gazette de Moscou», organe semi-officiel qui se rédigeait sous les auspices de l'université. Là il continua à jouer le même rôle, parlant toujours avec un profond dédain de la société russe, enseignant, d'après le livre de Gneist, l'admiration de l'Angleterre à ses lecteurs, et offensant à tout propos la jeunesse de Pétersbourg. On commença à trouver ridicule le rôle d'un oncle de comédie dans la littérature; et cela donna lieu à une polémique dans laquelle le rédacteur de la «Gazette de Moscou» montra de quoi il était capable. Il répondit aux sarcasmes par des accusations, aux plaisanteries par des insinuations, et en arriva, lui aussi, à soutenir, à haute voix et à plusieurs reprises la complicité morale des jeunes gens qui avaient publié une proclamation avec les incendiaires. — II fut remarqué.

    ès ce moment l'anglomanie de la «Gazette» pâlit. Cessant d'aimer la légalité et de respecter les droits de l'individu, elle commença une croisade acharnée contre la Pologne. Elle entreprit de justifier une à une toutes les horribles mesures prises par l'administration russe, et déclara hautement traîtres tous ceux qui n'envisageaient pas les choses du même point de vue, montrant d'ailleurs du doigt les tièdes et les suspects.

    éleva contre ces procédés, jusqu'alors inouïs chez nous, fut comme un jalon pour la rédaction, et l'imperturbable insolence de ses répliques fit bien voir que la censure n'existait pas pour elle, et que dans tous les cas elle avait un abri sûr et un appui solide.

    Pour donner une idée de la «Gazette de Moscou», je pourrais la comparer à Tin «Père Duchesne» monarchique et absolutiste. Et pourtant cela n'en donnerait qu'une idée bien faible. Dans toutes les divagations des feuilles révolutionnaires, il y avait au fond une conviction ardente, des passions brûlantes, un amour fanatique. La colère, du «Père Duchesne» moscovite était froide, et son abandon de l'anglomanie trop peu motivé.

    éralement ébahi. On ne revenait pas de l'étonnement dans lequel on était jeté par la lecture de la «Gazette de Moscou». Jamais, à aucune époque néfaste, on n'avait rien vu de pareil.

    Dans les dernières années de son règne, Nicolas était parvenu à faire taire toute la Russie, mais jamais à la faire parler comme il voulait. On supprimait alors livres et auteurs; mais on ne faisait pas de la littérature une succursale de la police secrète. Au reste, Nicolas n'y tenait pas. Les applaudissements l'irritaient; il se croyait au-dessus de l'appréciation des hommes. Il se souciait peu qu'on fût content ou non de ses ordres, pourvu que ses ordres fussent exécutés et que personne n'osât montrer son mécontentement. Son idéal de l'ordre, c'était l'obéissance passive d'une caserne.

    était grand, on pouvait se taire impunément; personne ne venait dire publiquement: à dire, mais parce qu'il ou cet homme est triste, ne serait-ce pas par hasard qu'il plaint les Polonais.

    ègne d'Alexandre II qu'appartient l'introduction-dans lès rouages administratifs de la popularité à tout prix, et d'une littérature de surveillance et d'idolâtrie. On fut dès lors mieux surveillé par les littérateurs que par les gendarmes, et le niveau moral baissa, grâce à la prédication incessante d'une politique exterminatrice et d'une philosophie de l'obéissance et de l'esclavage.

    Le mal qu'a fait la «Gazette de Moscou» est énorme.

    — la société aussi. Le gouvernement faisait comme des coups d'essai, desexécutions féroces, des confiscations isolées. Il prenait des mesures brutales, par exemple la persécution de ceux qui chantaient des hymnes, l'emprisonnement des femmes qui portaient le deuil. Puis il s'arrêtait, épiant quelle impression cela produisait sur le public en Russie. D'un autre côté, il y avait dans la société dei velléités sauvages; mais on n'avait pas le courage des les avouer. A défaut de moralité, cette honte est très estimable.

    érieux, ayant une réputation acquise, et, derrière lui, le prestige de l'université et des opinions constitutionnelles, vint prendre la défense la plus arrogante, la plus insolente qu'il soit possible de concevoir, des mesures les plus odieuses, des exécutions les plus inutiles... Les mauvaises passions de la société levèrent aussitôt la tête, et le gouvernement redoubla énergie; il pouvait le faire, soutenu, qu'il était, non seulement par la «Gazette de Moscou», mais par d'autres malheureux organes de la presse,. «L'Abeille du Nord» entre autres que le tourment de l'envie empêchait de dormir et qui tâchait de surpasser la «Gazette» en dévouement à la police et en haine à la Pologne.

    à la «Gazette» était impossible. On enétait réduit aux petites attaques et aux caricatures qui n'entamaient pas le fond de la question.

    «Gazette de Moscou», force qui non seulment retenait les rédacteurs, mais intimidait les censeurs, c'était élation.

    «Le Temps», modérée, mais noble et pleine de sympathies généreuses, rédigée par un littérateur eminent, par un martyr qui venait de quitter les travaux forcés, Dostoïefski, inséra, au sujet de la Pologne, quelques paroles humaines qui auraient très probablement passé inaperçues. La «Gazette de Moscou» désigna l'article, et la revue fut frappée de suspension.

    «Mais cela n'est plus de la littérature», disait à la «Gazette de Moscou» un journal de Pétersbourg, la «Voix» («Golos»), tout pâle d'avoir été mis par elle sur la même ligne que les feuilles polonaises et le «Kolokol», «vous déplacez la question; ce n'est plus de la discussion, c'est un procès criminel que vous faites» (20 août 1863).

    «Littérature!» s'écrie Katkov, «discussion littéraire! — Est-ce que nous nous occupons de pareilles futilités? Nous nous occupons de éressent. Nous n 'avons pas encore eu le temps, il est vrai, de nous occuper de votre littérature; mais nous avons l'intention de le faire, et nous croyons que de regarder d'un peu plus près à ce qui se fait dans le journalisme de Pétersbourg ne sera pas de trop» («Gazette de Moscou», N 222, 1863).

    «Oui», disait-il dans un autre article, «je suis volontairement au service de la bonne cause, et je tâche de démasquer les ennemis qui entravent les plans du gouvernement».

    écits de ses hauts faits, un. reste de sentiment humain fit tressaillir le cœur de beaucoup de gens faibles. Pour les rassurer, la «Gazette de Moscou» inséra immédiatement ce qui suit: «La Russie, certes, n'oubliera pas les grands services qui lui auront été rendus dans ces mauvais temps. Elle à doivent savoir que la Russie les soutiendra de sa sympathie. — С'est son devoir. Oui, la Russie doit se ranger, comme sous un bouclier, autour de ces hommes qui ne reculent pas devant la terrible nécessité d'exécuter toutes les rigueurs de la loi, pour sauver la patrie. S'il y a révolte, nous îtres et des lâches, si nous refusions d'accomplir notre devoir. Personne ne reproche au vainqueur, couvert de lauriers, d'être sanguinaire. Un dignitaire qui prend des mesures énergiques, ne peut non plus être accusé de férocité».

    Et là-dessus un tas de littérateurs, de professeurs, de membres de notre jockey-club et de notre jeunesse dorée... à cheveux blancs, offre un dîner à Katkov, dîner où l'on porte à Mouravioff.

    ées les plus sombres de la révolution française, nous ne nous rappelons pas de banquets offerts à Fouquier-Tinville, ni de festivals arrangés à Paris pour fêter les exploits de Carrier et de Fouché.

    L'exemple donné par Moscou fut immédiatement suivi dans les provinces et à Pétersbourg. C'était quelque chose d'inouï dans l'histoire que de voir la noblesse, l'aristocratie, le négoce, enfin toute la société ée d'un empire de soixante millions d'hommes, applaudissant sans distinction de nationalité ni de sexe, aux exécutions les plus cruelles, envoyant des télégrammes élogieux, des adresses de felicitation, des images de saints aux hommes horribles qui prenaient sur eux non la lutte par la valeur, mais la pacification par la potence, non les dangers de la bataille, mais la sécurité de la confiscation à main armée.

    «Gazette de Moscou» n'était que la plaie ouverte, et c'était bien dans les veines de l'organisme entier que se trouvait le sang corrompu. L'agitation provinciale, organisée par le ministre de l'intérieur, dévoilait un grand fond de sauvagerie et une démoralisation profonde. C'est lui-même que le petit tyran de village admirait dans Mouravioff. Mais avec tout cela, une part notable de responsabilité doit retomber sur la feuille universitaire.

    ère parole, Elle a entraîné les faibles, fait cesser les hésitations des indécis. Que de mauvaises velléités fermentent dans le vague des possibilités, qui, si elles ne trouvaient aucun encouragement, s'élimineraient sans laisser de traces.

    à ces étranges démonstrations du fort contre le faible ément convaincus qu'ils accomplissaient un devoir patriotique, et cela parce qu 'ils étaient entraînés par le seul journal qu'ils eussent à lire dans leur province[60].

    Une partie du gouvernement finit par s'apercevoir qu'on allait bien loin; mais il était trop tard. Cette partie modérée du gouvernement était débordée; tout ce qui entravait le courant était emporté, culbuté par le parti à son service la «Gazette de Moscou» et le gouverneur général de Vilna.

    œil ce qui se faisait en Lithuanie, la «Gazette» lui jette hardiment le mot de trahison à la tête, et le frère de l'empereur est forcé de s'en aller doucement suivre un cours d'eaux amères en Allemagne.

    Anenkov, gouverneur général de Kiev, et qui est loin pourtant d'être un homme doux et humain, ne mettait pas autant de zèle artistique et d'ostentation dans la persécution des insurgés que le faisait Mouravioff. Il fut traité de suspect par la «Gazette de Moscou», et dès lors chacun de ses pas fut épié. Or, un ci-devant étudiant de l'université de Kiev, qui tenait une école d'equitation dans la ville — Romuald Olschansky — alla rejoindre les insurgés. Il fût fait prisonnier, et Anenkov le traduisit devant une cour militaire, le fit juger et le condamna aux travaux forcés. A cette nouvelle, le maréchal de la noblesse, Boutovitch, et un conseiller d'état, Josephovitch, s'émeuvent — ni l'un, ni l'autre n'avaient rien à démêler avec la justice; ni l'un, ni l'autre n'avaient la moindre responsabilité à encourir — ils prennent cependant l'affaire en mains, protestent, et demandent au gouverneur-général la mort de cet homme. Anenkov, à qui les attaques de la «Gazette de Moscou» faisaient craindre que son crédit ne fût définitivement ébranlé à Pétersbourg, suspend l'exécution de la sentence, fait reviser le procès, et condamne Olschansky à être fusillé dans la forteresse de Kiev.

    âce du grand-duc ouvrit définitivement les yeux non seulement à Golovnine, qui était très intime avec lui, mais à Valouïev et à bien d'autres, sans parler du prince Souvarov qui n'a jamais trempé dans ces sombres affaires. Ils voulurent ramener la furie patriotique dans les cadres tracés par leurs chancelleries. Mais, comme nous l'avons dit, l'instrument mis en jeu était beaucoup trop lourd pour qu'ils pussent le manier ainsi; la direction leur échappa complètement.

    à fait extraordinaire se produisit entre le monde ministériel d'un côté et la littérature de l'état de l'autre.

    «Gazette de Moscou» tint bon, et accepta la lutte: soutenue par une main cachée, elle redoubla d'invectives. Ne pouvant attaquer les personnes des ministres, elle fit une chasse à outrance à leurs organes, la «Poste du Nord» et la «Voix».

    ès comique vint marquer solennellement l'apogée de la «Gazette de Moscou». Le ministre de l'instruction publique voulait publier dans la «Voix» une explication justificative de l'administration du grand duc en Pologne. Le censeur refusa le permis. On lui fit savoir que l'article venait du ministre, c'est-à-dire de son supérieur direct. A cela le censeur répliqua qu'il était prêt à permettre l'impression si le ministre en prenait la responsabilité, «car», ajoutait-il, «il y a dans l'article dès allusions à la «Gazette de Moscou»: elle me dénoncera, et je perdrai ma place».

    é dans la «Gazette de Cologne»), le jour où il s'est produit a dû être assurément le plus beau jour de la «Gazette de Moscou». Elle triomphait. Mais elle n'oubliait pas pour cela de sévir avec une nouvelle ardeur contre les traîtres. Elle osa insinuer que le parti libéral état à un correspondant du «Times». Elle osa traiter de suspects, d'ennemis de la patrie les personnes marquantes qui ne voulaient pas prendre part à la souscription ouverte pour offrir à Mouravioff une image de l'archange Michel[61].

    Après ces hauts faits, la «Gazette» fit encore quelques pas en avant. Mais elle n'en pouvait plus; la tête lui tournait. Masaniel-lo-Javért du journalisme, elle avait le délire. Elle ne pouvait, simple feuille, supporter le poids de tant de grandeur et de puissance. Elle se précipitait sur tout ce qui portait de loin une trace d'indépendance, avec le même acharnement, la même haine qui la caractérisaient, lorsqu'elle reprochait au gouvernement d'avoir épargné des enfants de 14, 15 ans pris parmi les insurgés, ou d'avoir donné trop de droits aux paysans en leur concédant leur propre tribunal. Elle tremblait d'indignation au moindrej souffle de liberté, ce souffle passât-il en Australie ou dans la République Argentine.

    ète s'assemble en'Finlande. On y parle deliberté de la presse, d'abolition de la peine capitale, d'intérêts locaux. La «Gazette de Moscou» suit chaque motion avec des yeux de lynx, ne parle de la diète que l'écume à la bouche, et lorsque celle-ci s'avise de retirer doucement, de dessous la patte de l'ours, quelque petite liberté, la «Gazette» est là pour donner l'alarmé et pour accentuer, exagérer tout ce que l'on voulait adoucir, aplanir.

    érateurs de l'Ukraine veulent imprimer dès livrés en petit-russien. — II n'ont pas de grandes sympathies pour la Rùssie... et pas le moindre motif pour en avoir. «C'est une intriguè polonaise», s'écrie la «Gazette», «ils veulent se séparer!» — «Chut», lui dit-on de tous côtés, «savez vous que, par le temps qui court, vous menez les gens tout droit aux casemates». — «Cela ne me regarde pas», répond le journal stoïque...

    é se font entendre dans la chambre docile, modeste, malheureuse, de Berlin... La «Gazette de Moscou», cerbère international, se met aussitôt à aboyer.

    émocrates qui poussent le gouvernement de Copenhague à Une résistance énergique suffit pour que la «Gazette» tombe à bras raccourcis sur les démocrates danois.

    éritent à peine qu'on en parlé. Les unes comme la «Gazette de Pétersbourg», font leur possible pour se tenir dans une ligne honnête et n'y parviennent pas, le gouvernement leur supprimant une partie de leurs articles et les forçant, par contre, à accepter des correspondances faites par ses agentśi Les autres, comme «l'Abeille du Nord», tâchent d'atteindre à la hauteur «Gazette de Moscou», tout en gardant les allures d'un libéralisme raisonnable et pétersbourgeois.

    être mentionnée. Dès deux partis qui ne se ralliaient pas au gouvernement, l'un a été réduit au silence, et s'est tu presque entièrement; l'autre, sans se donner au gouvernement, a pactisé avec lui: nous parlons des slavophiles de Moscou et de leur organe le «Jour».

    à la question polonaise, ne diffère à peu près en rien de la «Gazette de Moscou».

    Seulement la «Gazette», qui part du point de vue que les peuples et les individus ne sont que des matériaux pour chauffer la grande machine, l'état, est plus logique que le «Jour», qui part d'un point de vue diamétralement opposé.

    égation complète de l'empire de Pétersbourg, le respect des nationalités, éissance à la volonté du peuple. A leurs yeux, l'empire russe est, comme la Pologne, un pays conquis; conquis par un tas d'aventuriers, de renégats, d'Allemands, qui du temps et à l'aide de Pierre I-er, s'emparèrent du gouvernement. Eh bien, l'organe de cette opinion, au premier cri d'indépendance d'un peuple slave, s'est rangé du côté des Allemands de Pétersbourg tout en se réservant néanmoins l'usage de son jargon de «frondeur moscovite», appelant la Russie officielle public et et ne confondant jamais ’amour de la patrie qui n'est que l'amour de l'état.

    éputation connue du rédacteur du «Jour», I. Aksakov, le mettait au-dessus de tout soupçon; et en effet c'est un grand désintéressement qu'a soufflé son chalumeau byzantin sur le haineuses passions internationales, évoquées par le gouvernement et par ses organes salariés.

    échappait à l'impure toile d'araignée des démagogues de la police, tombait dans les filets tendus par le fanatisme.

    état, on a beau faire toutes ces distinctions scolastiques, une chose reste claire, c'est que ce n'est ni l'amour de la vérité, ni l'amour de la justice. Le patriotisme reste toujours une vertu basée sur la partialité: il mène quelquefois au dévouement, et toujours à une convoitise jalouse, à un conservatisme avare et égoïste. L'amour du prochain y frise la haine du voisin.

    IV

    é, et le lecteur a le droit de nous dire: où est donc dans tout cela la littérature? où sont les nouvelles productions, les nouveaux talents? où le poète, le romancier, le penseur? Quels types se sont dessinés? Quel est enfin l'idéal, le lyrisme, la souffrance exprimée dans l'art?

    é nouvelle, n'a surgi de ces vagues lourdes, noires.de cette marée de sang. Même ceux d'un autre temps qui ont surnagé, ont pâli et se sont égarés.

    Il n'y a plus de livres en Russie. Les journaux ont tout absorbé. Heureusement encore on traduit beaucoup. N'ayant pas de fonds, nous vivons d'emprunts. Notre civilisation exotique continue à être une civilisation d'importation.

    étude dans l'âme qui empêche le repos, qui ôte le calme nécessaire au travail de la pensée. L'attente des réformes, les secousses d'une mauvaise route de travers, les mouvements rétrogrades, les faux pas du gouvernement, les continuelles promesses d'une loi plus libre sur la presse, et les continuelles invasions d'une censure désordonnée, sans unité aucune, tout cela, sans parler de l'insurrection en Pologne, entretient un état fiévreux et maladif.

    C'est un monde en dissolution, en refonte.

    éussira-t-on à réaliser la nouvelle forme à laquelle on aspire sans la connaître? Personne ne le sait. Une chose est claire, c'est que nous ne retournerons pas à l'empire basé sur le servage, à l'empire sans peuple. Mais quel champ, quel désert, entre les jeunes tendances dépassant tout ce qui existe ailleurs, anticipant l'avenir, et les revenants d'un patriotisme du XVI-e siècle, préchant l'extermination, le sänget la corde, et ayant pour eux la majorité!

    éminents de la période antérieure sont désorientés comme les autres. Prenons, par exemple, Jean Tour-guéneff. Il s'est créé une belle place, et une place indépendante, dans la littérature russe. Artiste et observateur, peintre et photographe, il se tenait, par tempérament, loin des partis. Ce n'était pas un éloignement allemand pour la réalité, une fuite vers un monde fantastique; non, il prenait, au contraire, ses couleurs et ses modèles dans la nature. Ses esquisses de la vie des serfs, plaidoyer poétique contre le servage, ont fait un bien immense.

    é pour s'inspirer des passions qui surgissaient autour de lui, pour se faire homme politique, pour créer, au lieu de ses magnifiques Ruysdael, des romans à ès bien qu'elles n'avaient jamais été les siennes. Ses héros devinrent, peu à peu, d'hommes vivants qu'ils étaient d'abord, des hommes porteurs d'une pensée cachée derrière les coulisses.

    Entraîné par le courant progressiste, Tourguéneff nous donne un agitateur, un fanatique de nationalisme, appartenant à un monde souffrant, mais qui ne s'agite pas, un Bulgare conspirateur, rêveur, libérateur m spe, ègre blanc parmi les siens, ne sait que faire, et va mourir très jeune et toussant comme la Traviata, sur les bords de l'Adriatique.

    é par le courant opposé, Tqurguéneff cherche à créer le type de la jeunesse avancée en Russie. Le but était non seulement artistique, mais encore très morigénant. L'auteur voulait donner un savonnage à la jeune génération en lui opposant constamment la génération précédente... qui cependant ne s'était distinguée, en règle générale, que par sa passive nullité et son active inutilité.

    était malheureusement choisi. Le roman dont l'apparition coïncida, avec celle de la réaction ,tombait sur les mêmes personnes, ridiculisait, en les exagérant, les mêmes idées et les mêmes défauts que celle-ci, employai tenfin le même mot de nihilisme éactionnaires. Les doctrinaires de Moscou, las d'appeler leurs adversaires matérialistes, é, comme pour exprimer une aggravation de culpabilité, un grade plus avancé dans le matérialisme, le terme de à des jeunes gens dévoués à la cause qu'ils adoraient — celle de la science — était dénué de sens.

    Nous concevons encore que, dans de certaines limites, on puisse parler du nihilisme tragique de Schopenhauer — le philosophe de la mort — ou du nihilisme épicurien de ces spectateurs nonchalants des tribulations humaines, de ces témoins oisifs des luttes sanglantes, qui se tiennent éloignés de toute participation dans les douleurs et les passions de leurs contemporains; mais parler du de jeunes gens ardents et dévoués, qui se donnent des airs de scepticisme désespéré, est une grave erreur.

    éaction ne date pas d'hier: Bélinski a été — il en avait tous les droits. Fils d'un petit employé de Penza, souffrant de la misère, se débattant contre tous les obstacles, gagnant ensemble le pain et la science, il fit une rude école, et avec tout cela il se posa, âgé de 25 ans, en maître, et fut reconnu pour tel par toute la jeunesse studieuse en Russie. Son apparition à la tête du mouvement intellectuel fut très significative. Il n'arrivait pas sourdement et en cherchant à faire oublier son origine; il s'imposait tel qu'il était. Bien avant lui le clergé, la bureaucratie avaient donné des savants, des littérateurs, des hommes d'état; mais ceux-là se laissaient absorber par le milieu qui. les recevait. Les affaires changèrent; cène furent plus les hommes qui montaient, grimpaient vers les sommets, mais le niveau de la civilisation, de l'agitation intellectuelle, qui descendit de plus en plus.

    Le fils du petit employé qui ne voulait pas servir, comme Bélinski, le fils laïque du prêtre, comme Tchernychevski, et enfin le pauvre gentillâtrede province, le seigneur-prolétaire comme Gogol, allaient jouer un grand rôle. Ils ne représentaient ni le tiers-état, ni en général une classe quelconque, mais un mh lieu vivant, qui recevait les forces d'en bas et celles d'en haut. Plus nous marchons, plus nous voyons que c'est cette couche métabolique, intermédiaire entre la stérilité croissante d'en haut et la fécondité inculte d'en. bas, qui est appelée à sauver la civilisation pour le peuple. Dans les éléments que ces éraire, il y a de la rudesse, de l'irritation, quelque chose de cassant, d'inexorable, absence de ménagement, et parfois manque d'élégance. Cela blesse le goût des puristes, sans parler des susceptibilités des chambellans de la littérature.

    éaction reproche maintenant aux à Bélinski et à Gogol — le seul homme de génie de la dernière période du règne de Nicolas. L'un et l'autre, par leur verve, leurs images parfois vulgaires, leurs excentricités,' leur intempérance de style, ont scandalisé beaucoup de gens — Bélinski était infiniment plus passionné que ne le comporte un salon. Il se laissait entraîner par une fougue irrésistible et entraînait avec lui toute la jeunesse. Dans ses improvisations, la plume' à la main, improvisations qui palpitaient d'indignation, qui; accusaient, qui lançaient des ànathèmes à «la voûte de plomb qui l'écrasait», il n'avait pas le temps de mettre une cravate blanche, et n'en voulait point mettre. «Rien dé sacré, rien de vénérable pour cet homme!» criaient alors les autorités littéraires. C'est un nihiliste, éactionnaire de notre temps.

    Mais le côté sérieux, le côté tragique, l'origine du pli qu'on poursuivait dans Bélinski, cette goutte amère qui travaillait et fermentait dans son sang, voilà ce qui échappait à ces juges sévères, qui toujours s'attachant aux formes, ne se sont jamais demandés d'où venait cet atome dissolvant, qui portait en lui tant de destruction et tant d'espérance. L'histoire du

    à lui par une série d'injustices. Jeune homme, il abdique sa jeunesse, sous la pression des forces hostiles; à l'âge où l'on se livre à tout le monde, il est méfiant, et au moment de la vie où l'on a le plus besoin d'appui, il ne compte que sur ses propres forces. Froissé mille fois, il craint les hommes et surtout ceux qui se présentent éteste le monde qui a dégradé son père et enlaidi sa mère. Travaillé de scepticisme, il tâche d'avoir la pensée froide, le verbe insolent; et débordé par son jeune cœur, il se dévoue, il périt, en niant le dévouement.

    Quelle tâche que celle de dévoiler avec la patience d'un Agassis poursuivant nuit et jour le germe d'une tortue, de saisir le lien qui unit l'amertume du fils à la concussion, au vol obligé du père, de suivre les larmes de la mère se métamorphosant en rêves socialistes! Oui, cela en valait bien la peine. Mais pour une tâche pareille, il eût fallu être indépendant de toute influence.

    éneff a fait de son nihiliste un «neveu bourru», doté de tous les vices entassés que nous connaissons, vices qu'il craint d'examiner au delà de l'épiderme.

    éros passe rapidement devant vos yeux... sans avoir le temps de se réhabiliter. Le sort de l'improbable «nihiliste» n 'est pas plus heureux que celui de l'impossible Bulgare; l'auteur s'en défait à la Brutus, et le tue par la fièvre typhoïde. Le point litigieux, le procès entre «les pères et les fils», entre les n'a pu se terminer faute de combattants. Le nihiliste et le Bulgare n'ont rien fait: ils sont à peine entrés dans la carrière d'où l'on pouvait encore voir la porte de l'école-qui se refermait derrière eux.

    ès jeune; cela est vrai: mais alors o» ne devient pas type, ou l'on ne devient que type de la fragilitédu corps humain.

    Et pourtant ce roman de Tourguéneff est la seule production remarquable de la nouvelle phase littéraire... de la littérature conservatrice. On a beau visiter les caravansérails de nos revues mensuelles, collections immenses!.. On n'y trouve rien, rien sinon, peut-être ce que la censure a laissé de l'autre côté, et qu'il faut deviner; rien que des truismes, ou que le hurlement d'un chacal patriotique.

    éveil qui suivit la mort de Nicolas ne fut pas féconde en grandes œuvres, mais elle fut remarquable par la multiplicité des efforts, par l'élan, par le nombre des questions qu'elle entama. Il ne faut pas oublier, en outre, qu'elle nous a laissé un livre terrible, un à tout jamais attaché à la sortie du sombre règne de Nicolas, comme l'inscription du Dante, à l'entrée de l'enfer: c'est «La Maison Morte» de Dostoïefski, récit terrible, dans lequel l'auteur ne se doutait probablement pas qu'en traçant de sa main enchaînée les figures de ses compagnons, les forçats, il faisait, sur les mœurs d'une prison de Sibérie, des fresques à la Buonarroti.

    A côté de ce livre d'horreurs, nous trouvons un drame d 'Ostrovski, intitulé «L'Orage».

    ément ensevelis de la vie russe non occidentalisée, é soudain un trait de lumière dans l'âme inconnue de la femme russe, de la muette qui suffoque dans les étreintes de l'inexorable et demi-sauvage vie de famille et de patriarcat. Ostrovski avait pris antérieurement pour sujet la couche sociale qui se trouve au dessous du monde civilisé, et il en avait rapporté sur la scène des échantillons formidables de vérité. En voyant les héros qu'il a pêches dans les eaux stagnantes et corrompues de la: vie bourgeoise, tous ces pères de famille ivrognes, ces voleurs faisant le signe de la croix, ces nigauds et coquins, ces tyrans et valets, on croit sortir de la vie humaine, et toucher à l'ours, au sanglier. Eh bien, si bas que se monde soit tombé, quelque chose nous dit qu'il y a encore un salut pour lui, qu'il le porte au fond de son âme, et с'est ce quelque chose, cet «L'Orage». Il y a un acquittement sous-entendu; aucune voix du ciel ne donne, comme dans «Le Faust» de Goethe, l'absolution; mais tout le monde la pressent, et le public en a tressailli.

    Etrange coïncidence, le poète a plaidé pour cette absolution la veille du jour, où la Russie devait en avoir besoin; et son drame a été la pièce declôture. Après le cri de grâce pour la vie sauvage, est venu le dévergondage du patriotisme civilisé.

    ériale, la Russie militaire et nobiliaire, la Russie du testament de Pierre I-er, a fait son temps? Cela est possible. Peut-être est-ce pour cette raison que tous les péchés, toutes lès dépravations accumulées durant un siècle et demi, lèvent leur tête hideuse, et, sentant leur finappron cher, se cramponnent au gouvernail pour faire rebrousser chemio au navire?

    «Je suis assis près de la mer et j'attends le beau temps», et «Nôus avons quitté notre rive sans parvenir à l'autre». Le baron Westphalien appliquait le premier à la Russie, le second à l'Europe; cela, en 1846. Les temps ont marché depuis. L'Europe reste assise près de la mer... sans attendre le beau temps, et récapitulant ses naufrages; la Russie a quitté le port et flotte au gré des vents. Parviendra-t-elle à l'autre rive? Et quelle est cette autre rive?.. Qui le sait!

    écidé, rien n'est sûr; le serpent change de peau — «et nous en sommes certains — ne reviendra pas à l'ancienne.

    Nouvelle phase de la litterature russe
    Новая фаза в русской литературе
    Примечания